
Dans la deuxième partie de l’article consacré à cette « jolie rose plantée à Jéricho » que fut la mystique espagnol du XVIe siècle, nous essayons de dévoiler le sens de ce vers de Pacheco…
…et, à travers lui, d’entrer dans le « secret » de la célèbre congrégation de la Grenade, en abordant également sa relation avec l’étrange phénomène des Alumbrados.
Tel une jolie rose plantée à Jéricho /2
Les Alumbrados
Par Taíd Rodríguez
Avril 2015
Tel une jolie rose plantée à Jéricho,
qui, après avoir bu dans la lumière douteuse
l’humeur céleste, plus glorieuse
à l’éclat de Titan s’oppose audacieuse ;
et, sur une aste verte levée au ciel,
arbore l’or et le pourpre ravissant,
Leda exhale une fragrance puissante
comme entre fleurs reine remarquable !
Telle Vierge pure vous êtes : vous avez triomphé
de l’ardeur générale, parce que la rosée
de la grâce vous prévint en votre aurore ;
car dans la haute divinité que vous avez reçue
le grand Dieu n’a pas voulu laisser vide
l’honneur dû à une Dame universelle [1].
Hespéros/Vesper, représenté – comme on pouvait le prévoir – à gauche de l’image ci-dessus, et Lucifer, à droite, escortent Séléné, la lune, dans une sculpture du deuxième siècle de notre ère. Ce sont les deux moitiés séparées d’une même réalité, dont le seul trait d’union est peut-être la lune elle-même. Hespéros et Lucifer sont deux frères jumeaux qui ne se voient pas et qui ne se connaissent pratiquement pas. Ils vivent dans des mondes séparés l’un de l’autre, car la planète qu’ils représentent, Vénus, n’est visible dans le ciel nocturne que pendant quelques heures au coucher du soleil ou quelques heures à l’aube, mais ne se voit jamais durant toute la nuit.
Hespéros représente l’étoile du soir, c’est-à-dire, Vénus, quand elle annonce le crépuscule ; Lucifer est le porteur de lumière, Vénus quand elle annonce l’arrivée de l’aurore, du nouveau jour. L’expérience du jour précédent, symbolisée par Hespéros, se condense durant la nuit, ainsi que d’autres mémoires, formant les gouttes de rosée. Son frère Lucifer recueille ce précieux héritage avec l’aurore et, dès l’apparition des premiers rayons de soleil – qu’il annonce – à l’horizon, ce qui s’était condensé commence à s’évaporer pour faire partie de la mémoire du jour nouveau. C’est pour cela que la rosée céleste était recueillie avec grand soin par les alchimistes pendant la nuit, car on pensait que la rosée était une sorte de somme de mémoires condensées. Elle était également recueillie par les médecins spagyristes pour servir de base à leurs remèdes. Recueillie pendant certaines nuits de l’année, on croyait que la rosée céleste avait la vertu de compléter l’incomplet.

Étonnante illustration de la ville et des murs de Jéricho d’après le Catalan Elisha ben Abraham ben Benviste, surnommé Crescas ou Cresques, pour une Bible magnifi-quement illuminée du XIV siècle, appelé Bible de Farhi du nom de la famille qui la possédait, une famille séfarade établie en Syrie, mais originaire de Saragosse. http://ca.wikipedia.org/wiki/Biblia_Farhi
Tel une jolie rose plantée à Jéricho, nous dit Pacheco, le peintre, dans son poème, Leda but l’humeur céleste, la rosée, à l’aube de sa vie, comme on nous le dit plus loin: « parce que la rosée de la grâce vous prévint en votre aurore ». Pacheco joue ici en outre avec le mot latin ros, qui donne son nom à la rose et signifie « rosée ».
Jéricho est connue dans l’Ancien Testament comme la première ville de Canaan (la terre promise) conquise par les Hébreux après leur sortie d’Égypte. La ville fut assiégée par Josué, qui en fit le tour avec toute son armée une fois par jour, et sept fois le septième jour. Quand il eut fini son dernier tour et tandis que les trompettes des prêtres sonnaient, il donna l’ordre aux Israélites de hurler, et les murs de la grande ville s’effondrèrent devant eux. Dans une autre version, on parle de la lutte contre les hommes de Jéricho, et de comment les Israélites, après leur victoire, et par mandat spécial du Seigneur, ne respectèrent la vie de personne, sauf celle de Rahab et de sa famille, tel que l’avaient promis les espions. Même le bétail fut sacrifié. La ville fut rasée et tous ses maisons brûlées. On ne respecta que les jarres qui contenaient des objets d’or, d’argent, de cuivre et de fer, qui furent réservés pour le trésor du Seigneur [2]. Il est significatif qu’au Moyen Age, on la représentait comme le centre d’un labyrinthe fortifié.
Si nous ne connaissions pas bien le contexte dans lequel ce poème a été écrit, tout en lui semblerait indiquer qu’il s’agit de vers consacrés à la description d’un culte à Leda. Les références ne sont pas chrétiennes sauf Jéricho peut-être. Leda boit la rosée céleste dans le temple de la Lumière Douteuse, connue par les anciens géographes comme Lux Dubia et dédié à Phosphoros-Lucifer. Le temple se trouvait à l’embouchure du Guadalquivir, à hauteur de Sanlúcar, à l’une des extrémités de notre Delta de Maya. Le nom de Sanlúcar signifie précisément « étoile sainte » ou « sainte lumière », et au temps de Pacheco, on se souvenait encore qu’avait existé là-bas une tour, un phare, appelé par les anciens « phare de Lucifer ». Il s’agit d’une butte depuis laquelle aujourd’hui encore on peut contempler les plus beaux couchers de soleil.
On buvait la rosée céleste et on l’aspergeait également avec un goupillon dans de nombreux anciens rites dans une fonction de purification. Ainsi armée, Leda affronte l’éclat de Titan, qui est sûrement Hélios, le soleil. Et elle le fait dressée sur un mât vert, un peu comme les bannières processionnelles, ce qui nous indique qu’il s’agit peut-être d’une image aspergée de rosée. L’utilisation de bannières et d’images processionnelles et la coutume elle-même de faire des processions ne sont pas des pratiques exclusivement chrétiennes. C’était une coutume ancienne très répandue [3]. Elle est vêtue de pourpre, la couleur de la nuit (le pourpre est la couleur complémentaire du vert ! C’est une couleur qui n’appartient pas au spectre visible, d’où sa relation avec la nuit [4]), et d’or, symbole du soleil éclatant, une combinaison de couleurs qui était déjà très ancienne quand elle fut accaparée par les empereurs et les sénateurs romains, qui interdirent son utilisation à ceux qui n’étaient pas de cet ordre social.
La référence à une « Vierge pure » n’est pas non plus exclusivement chrétienne. La virginité et la pureté sont des attributs de divinités comme Astarté, Isis, Ishtar ou Vénus elle-même, mais aussi de quelques-unes des nombreuses jeunes filles séduites par Zeus. « Pure » signifie littéralement « née sans péché », « sans tache ». Dans cette pureté virginale, comme le dit Pacheco, « Il n’y a pas de vide », il n’y a pas un espace que le divin n’occupe. Pourtant, Leda n’était pas une vierge pure, c’était une mortelle, épouse du roi de Sparte. Pourquoi, alors, Pacheco choisit-il Leda et pourquoi la compare-t-il à la Vierge Marie Immaculée ?
Il est vrai que Leda fut, comme Marie, une mortelle qui s’unit d’amour avec la divinité transformée en un oiseau blanc : Zeus (qui, étymologiquement, est le même mot que « Deus ») sous forme de cygne blanc, dans un cas ; Dieu par l’intermédiaire d’une colombe blanche, dans l’autre. Mais nous pensons que le cœur de la question se trouve dans le fait que Léda était la mère de deux frères jumeaux, appelés Dioscures (Dioskouroi : dios = dieu, Zeus ; et kouroi = garçons, fils), dont l’un était de nature mortelle, Castor, et l’autre de nature immortelle, Pollux. À la demande de Pollux, Zeus accorda l’immortalité à son frère jumeau, Castor, mais en échange de cela, ils devaient rester dans l’Hadès, un jour l’un un jour l’autre, autrement dit, comme Hespéros et Lucifer, alors que l’un serait dans la nuit, l’autre profiterait du jour et jamais ils ne se verraient, comme les deux faces d’une même médaille. Pacheco connaissait-il les traditions apocryphes qui parlent d’un jumeau de Jésus ? Très probablement, mais on se demande s’il s’agit d’une référence voilée à ce fait ou si elle ne va pas plutôt dans une autre direction. Considérant Marie comme un symbole de l’Église, comme cela se faisait habituellement dans l’exégèse biblique, peut-être Pacheco essaye-t-il de nous dire, qu’il y a deux Églises, dont l’une est publique et vit au grand jour et l’autre est cachée et vit dans l’ombre de sa sœur, mais toutes deux se nourrissent l’une de l’autre. Et que la semence de celle qui est cachée a été plantée au milieu d’un labyrinthe, près du temple de la Lux Dubia, où elle s’alimente de la rosée céleste qui descend pendant la nuit. Et que cette Église occulte s’épanouit en plein jour, autrement dit, qu’elle affronte l’éclat de Titan, qu’elle s’expose à la lumière publique au risque même de perdre la vie.
À l’époque de Pacheco, c’est la mystique qui, durant la nuit, protégée par les murs des cloîtres, recueille la rosée de la grâce, et pendant la journée s’épanouit à la lumière de tous les hommes au risque de se perdre. La mystique, c’est ce Pollux immortel qui ose fleurir alors qu’il est entouré d’un labyrinthe lourdement fortifiée : l’Inquisition, les lois de la pureté du sang, la censure des livres, des chiens de garde, les envieux ; et tous se rendent à la beauté des vers de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse d’Avila, dont le génie culmina avec succès le travail de beaucoup de personnes.
Qui planta cette graine, où et quand, sont les clés que sûrement nous donne Pacheco dans ce poème. Et c’est ici que son histoire est liée à celle de la congrégation de la Grenade et à l’illuminisme espagnol (les Alumbrados). D’après les mémoriaux présentés par les Dominicains à Philippe II, La Nuit obscure de Jean de la Croix était un véritable livre de chevet pour les Alumbrados et se trouvait dans toutes les maisons où ceux-ci reçurent l’ordre de réquisitionner des livres.
La congrégation de la Grenade
Les mémoriaux de l’Inquisition et les biographies de certains des membres les plus éminents de la congrégation de la Grenade qui furent écrites plus tard [5] racontent que celle-ci était en possession d’un secret qui ne se communiquait que de maître à disciple. Seuls quelques proches connaissaient son existence, concrètement six, qu’on appelait « ceux de l’esprit particulier » (del particular espíritu). En dehors de ceux-ci, seul le roi et la suprême Inquisition pouvaient en être les dépositaires.
Inutile de dire que ce secret fit beaucoup de remous, comme n’importe quel secret digne de ce nom. Il fut largement poursuivi par l’ordre des Dominicains, dont les religieux, dans leur désir véhément à le dévoiler, faisaient souvent appel à l’Inquisition avec des accusations d’illuminisme sous le bras. S’ils finirent par le découvrir ou pas, nous ne le savons pas aujourd’hui, mais probablement pas. Il semble qu’à un moment donné, le Grand Inquisiteur en personne sortit des archives de l’Inquisition le mémorial du fondateur de la congrégation, le serrurier Gomez Camacho. En vain, les Dominicains déplorèrent à plusieurs reprises son absence [6].
Le poème de Pacheco et certains de ses tableaux pourraient-ils avoir un rapport avec ce secret ?
L’ordre de succession de la congrégation, qui ne fut appelée « de la Grenade » qu’au fil du temps, commence par son fondateur, Gomez Camacho, une personne qui apparemment avaient des transes, des visions et un certain don de clairvoyance. Son histoire n’a été conservée que grâce à quelques documents qui la mentionnent. Ils disent que bien qu’étant un humble serrurier résidant à Jerez, c’était cependant un lettré, qui avait une excellente connaissance des citations bibliques, qui réfutait les maîtres en théologie de son temps tandis que ses prophéties étaient soutenues par autant d’autres, et qui avait un don pour la rhétorique et la prédication. Son maître spirituel était une femme, disciple de Saint François de Paule qui vivait dans l’un des monastères qu’il y avait dans la ville. Il prêchait dans la région de Lebrija avec un homme du nom de Rodrigo de Valer, qui fut plus tard accusé et sévèrement jugé par l’Inquisition. Vu la tournure des événements, Gomez Camacho demanda à Juan de Ávila de l’examiner personnellement, mais il ne put éviter l’ouverture d’un procès parallèle à celui de Valer. Dans ce procès, les évaluateurs ne trouvèrent aucune trace d’illuminisme ou de luthéranisme, mais ils constatèrent que ses extases étaient vaines et simulées. La qualification est datée de 1541 et elle recommandait que Camacho soit jugé par le Saint-Office de Séville. Mais on ne sait rien de plus de ce procès car le reste a été perdu, comme nous l’avons vu plus haut. Il semble qu’il finit « réconcilié », peut-être après un avertissement et une brève pénitence. Une punition légère, si l’on considère la peine de détention et le bannissement infligé à Valer. On sait, en outre, que Gomez Camacho continua d’avoir des transes et des visions après cet épisode. Il semble que son épouse, Catalina Jimenez avait également des révélations et, dans la qualification de 1541, certains des consultés recommandaient son examen. Le père Hernando de Mata l’avait, selon certains documents, en haute estime.
Le suivant dans l’ordre de succession du secret est Rodrigo Alvarez. Il connut Gomez Camacho enfant et entra sous sa tutelle. Il semble qu’à tout moment, il suivit ses conseils et alla étudier la théologie à Alcalá de Henares. De retour, devenu père Rodrigo Alvarez, aveugle d’un œil et affecté de problèmes de vision à l’autre, il rejoignit la Compagnie de Jésus récemment créée, ce qui est frappant, car il a dû être dispensé de ce défaut de vision pour entrer dans l’exigeante Compagnie. Une fois là, il se fit très vite remarquer pour sa capacité à distinguer les dons divins des possessions diaboliques, à une époque où la popularité de extases mystiques en incitait beaucoup à vouloir faire carrière grâce à elles. En ces temps-là, un confesseur chevronné et une religieuse vaniteuse, ambitieuse ou trop négligente pouvaient faire beaucoup de bruit, et pouvaient facilement se faire connaître si celui-là promotionnait les ravissements mystiques de celle-ci. Pour cette raison, on le chargea, en tant que confesseur, d’examiner Thérèse d’Avila.
Il sut percevoir ses ravissements comme divins et ses œuvres comme les plus pures. Et il sut dépasser les nombreux doutes que d’autres hommes apostoliques nourrissaient sur la mystique d’Avila. Cela lui valut plus tard, quand ses conclusions s’avérèrent être vraies, une position bien consolidée au sein de la Compagnie de Jésus. C’est la raison pour laquelle les Dominicains qui étaient sur la piste du secret accusèrent directement les Jésuites de Séville de protéger les Alumbrados. L’accusation hardie valut à l’ordre dominicain un sévère rappel à l’ordre, et pour le religieux qui la lança, un ordre de réclusion dans un couvent dominicain de cette même ville, une réclusion de laquelle il ne sortit pas vivant.
Le suivant dans l’ordre de succession est le prédicateur de la cathédrale, Hernando de Mata qui, dans les portraits de Pacheco, reçoit les plus grands éloges et est placé juste après son maître, Rodrigo Alvarez. À cette époque, la congrégation se réunit dans le Patio de los Naranjos de la cathédrale de Séville, à côté de la chapelle de la Vierge de la Grenade, dont elle finit par recevoir le nom.
Hernando de Mata fut suivi par le père Bernardo del Toro. À cette époque, apparaissent les Livres de Plomb de Sacromonte, parmi lesquels se trouve un écrit mystérieux, auquel on donna le nom d’Évangile, qui racontait l’ascension de Marie au ciel et les visions qu’elle y eut. On commence à définir avec de plus en plus de force que l’Immaculée Conception de Marie devait être un dogme de foi. Pour cela, l’évêque Rodrigo de Castro envoya à la cour le père Bernardo pour obtenir le soutien de Philippe III et, de cette même cour, il sera envoyé à Rome comme ambassadeur avec deux autres compagnons. Il y réussira ce qui à Séville sera célébré comme une victoire : un bref de Paul V daté du 9 octobre 1617, dans lequel on interdisait « la défense publique, où les Dominicains venaient en tête, des thèses maculistes de la conception de la Vierge » [7].
Pacheco participa de cette victoire avec trois tableaux successifs dont le thème central est la Vierge Immaculée. Dans ces trois tableaux, la Vierge est représentée près de trois des personnalités les plus importantes de la congrégation de la Grenade. Les trois tableaux ont été réalisés par Pacheco suivant un modèle antérieur exécuté par Juan de Roelas, qui représentait la Vierge Immaculée près de son cher Hernando de Mata. Il semble plausible de supposer que Pacheco appartenait à la congrégation, et si non, il est en tout cas hors de doute qu’il la connaissait bien.

Dans le Libro de descripción de verdaderos retratos de Pacheco, les portraits de Rodrigo Alvarez et d’Hernando de Mata vont l’un après l’autre. Ils se distinguent en outre par des éloges particulièrement chaleureux, en particulier celui d’Hernando de Mata.
Les Alumbrados
Voici comment commence le maître Marcelino Menéndez Pelayo, dans son archi-célèbre et toujours inégalée Historia de los Heterodoxos Españoles, sa description du phénomène des Alumbrados :
« Ce pseudo-mysticisme énervant et maladif est très ancien en Espagne. Les Agapètes le professèrent les premiers, il fut propagé en Galice par les Priscillianistes et dura, en de ténébreux conciliabules, jusqu’à la fin de la monarchie suève. Il perdura au XIIIe siècle avec les Albigeois de Catalogne et de León, mais il ne fut pas entièrement étouffé par la fumée des bûchers qu’alluma San Fernando, et réapparut à la surface au XVIe siècle, il fut très triste de voir toute la boue dans laquelle il remua. »
Il est clair que le phénomène de l’illuminisme (autrement dit des Alumbrados) a à voir avec des dérivations dangereuses de phénomènes associés à la mystique. On le connut, dans son versant pseudo-mysticiste, à la suite des mémoriaux tenacement élaborés par le frère dominicain Alonso de la Fuente, qui commença à les investiguer dans sa ville natale d’Estrémadure, après avoir examiné sa propre nièce. Dans ces mémoriaux, il donnait les clés qui pouvaient permettre de soupçonner quelqu’un d’être un Alumbrado. Par exemple : « ils suggèrent que celui qui n’est pas de leur doctrine ne peut se sauver » ; « ils demandent aux femmes de s’abstenir de communiquer avec leur mari, avec certains titres de perfection » ; « ils pensent mal du mariage » ; « ils communient avec de nombreuses formules modifiant le rite ecclésiastique » ; « parlant de sentiment divin, ils le qualifient de manière hérétique, l’appelant mouvement sensible » ; « ils se dressent et considèrent comme leurs les personnes avec qui ils échangent et communiquent, et ils les séparent de celles auxquelles elles appartiennent, écartant les demoiselles du service de leurs parents et les femmes mariées du service de leur mari, et les esclaves de l’obéissance à leur maître : faisant cela, ils déconcertent tous les états et sont pernicieux pour la vie et la police chrétienne » ; « ils demandent aux Alumbrados de ne pas se confesser si ce n’est avec eux, pour que leurs malignités ne soient pas découvertes » ; « ils pensent mal des religions », et autres choses du genre.
Toutes ces accusations figurent dans le mémorial contre les Alumbrados que Fray Alonso envoya à Philippe II [8]. Comme nous le voyons, elles sont très générales et il n’est pas surprenant que lorsqu’il alla aux tribunaux provinciaux de l’Inquisition avec elles, on lui claqua plus d’une fois la porte au nez, ce dont le religieux se plaint : « l’un des éléments de base dont disposait les Alumbrados pour défaire les choses que je prêchais était de voir le peu d’effet j’avais auprès de l’Inquisition. Ils se moquaient ainsi de me voir aller et venir au Saint-Office ». Cependant, ceux qui se moquaient péchèrent par imprudence. Sa ténacité finit par mettre dos au mur les Franciscains réformés du monastère de La Lapa et les Franciscains de Zafra. Le même ordre de saint François dut aider le Dominicain pendant quatre mois dans un procès qui aboutit à cinq emprisonnements. La relation des Franciscains réformés, les « déchaussés », avec les Alumbrados, est constante dans le mémorial du Dominicain au point d’arriver à les identifier :
« Les moines déchaussés de la province de San Gabriel se divisent en deux catégories, Alumbrados et non Alumbrados (appelés relajados). Ils arrivèrent à favoriser les premiers et à prêcher contre moi » ; et « quand je prêchais dans un village, ils envoyaient un déchaussé réformer ce que j’avais fait. (…) À cette époque, les Alumbrados du monastère de La Lapa, de l’ordre de saint François commencèrent à se manifester. »
D’après le frère, qui avait certainement le soutien de son ordre, les Alumbrados de sa région finirent par se refugier à l’archevêché de Séville, « où on leur fait grand honneur ». En outre, dans les propositions contre les Alumbrados, nous voyons un curieux mélange. Des enseignements complexes, très anciens, franchissaient les cloîtres et atteignaient le peuple, mais quand ils atteignaient le peuple, celui-ci les interprétait des mille manières merveilleuses, et parfois, sinon toujours, de la manière la plus hétérodoxe. C’est parce qu’ils comprenaient la liberté qu’on leur donnait, mais pas ce sur quoi cette liberté était fondée. Ils appréciaient et admiraient, et ils s’émouvaient des versets de saint Jean et sainte Thérèse, mais ils étaient très loin, alors comme aujourd’hui, de comprendre leur fondement théologique. Surgissent alors de partout les hétérodoxies et mauvaises interprétations, nées de cette lecture libre et des interprétations erronées que font les confesseurs. Quand l’Inquisition arrête l’un de ces confesseurs, de leurs disciples ou de leurs proches, ces derniers donnent à l’Inquisition des versions très rudimentaires de leurs pratiques, souvent inintelligibles et pleines de contradictions. C’est pourquoi il est si difficile de caractériser le phénomène comme une hérésie parce qu’il s’agit plutôt de déviations plus ou moins communes qui se produisirent dans la pratique religieuse de l’époque, mais sans fondement doctrinal clair. Les Dominicains cependant recueillirent toutes les données sur ces pratiques hétérodoxes, examinèrent celles qui se répétaient le plus fréquemment et élaborèrent avec ça un genre de décalogue y qui servit plus tard de base à la publication de l’« Édit contre les Alumbrados », émit à Tolède en 1525, dont nous avons sélectionné les points que nous croyons les plus significatifs :
- Qu’il n’y a pas d’enfer et que s’ils disent qu’il y en a un c’est pour nous effrayer.
- Qu’aussi bien le père que le fils s’étaient incarnés.
- Que Dieu n’avait pu faire une personne plus parfaite ou plus humble que ce qu’il était.
- Que Dieu venait plus complètement dans l’anima de l’homme que dans l’hostie et que celle-ci n’était qu’un peu de pâte.
- Qu’ils appelaient ceux qui pleuraient leurs péchés, pénitenciers, propriétaires d’eux-mêmes et pleureurs.
- Que la confession n’est pas de droit divin, mais positif.
- Que l’amour de Dieu dans l’homme est Dieu et que l’on « laisse » cet amour de Dieu, qu’il ordonne les personnes de sorte qu’elles ne peuvent pas pécher mortellement ou véniellement.
- Qu’en état d’abandon (dejamiento), il ne fallait pas travailler.
- Que les actes extérieurs de prière ne sont pas pertinents ni nécessaires.
- Que la prière devait être mentale.
- Qu’il niait que les œuvres faites par charité le soient par amour de Dieu, mais qu’elles l’étaient dans le propre intérêt.
- Qu’il ne fallait pas avoir de charité envers le prochain sauf quand on pouvait remédier à ses besoins.
À juste titre, Menéndez Pelayo mentionnait ce que nous reprenons ci-dessus, mettant dans le même paquet, Agapètes, Priscillianistes, Cathares et Alumbrados. Tous ont en commun une tendance à l’ascétisme, des formes religieuses plus proches du monachisme que du clergé séculier, une méfiance certaine à l’égard de l’ordre hiérarchique rigide établi par Rome et envers les rites qui la sous-tendent comme la confession, etc.
Mais ce sont des tendances communes dans toute recherche de soi-même en marge d’un ordre établi, ce sont des tendances communes chez les anachorètes, les ermites, dans la solitude des cloîtres, chez les moines itinérants, les pèlerins. Le danger que détectent les Dominicains était un danger connu : ce type de vie est, dans presque tous ses aspects, contraire à l’ordre social établi, son succès ébranle les fondements de la famille et, dès lors, menace la hiérarchie de l’Église. Ce qui les a surpris ce ne fut pas le fait de les rencontrer, mais de les rencontrer aussi consolidées en dehors des cloîtres. Ces pratiques caractéristiques du mysticisme monastique, habituellement bien contrôlées, échappèrent des murs avec lesquels on croyait pouvoir les contenir et arrivèrent, on sait pas très bien comment, à s’infiltrer dans tous les ordres sociaux. Fray Luis lui-même était en litige avec l’Inquisition pour « avoir promis un chemin de perfection commun et général à tous les états, sans vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. »
Certes, les conditions étaient là pour que ce travail traditionnellement confiné, fortement surveillé, sorte maintenant au grand jour. Pour passer des cloîtres au royaume. La menace d’une sécession des Pays-Bas appuyant et s’appuyant sur les doctrines protestantes a dû être une incitation à cela. Il semble clair que Philippe II protégea, à un moment donné, ce type de mouvement. Il semble qu’il voulut combattre les doctrines protestantes en soutenant résolument la diffusion de nouvelles formes de vie religieuse. On permet, en Espagne, une réforme des ordres religieux, qui comportent souvent de nouvelles formes de dévotion, aussi bien publiques et privées, ou de revitalisation d’autres qui étaient tombées en désuétude. L’expression publique de la religion gagne de la force : les fêtes, les processions, la magnificence des autels, la profusion d’images, en particulier de la Vierge. En bref, tout ce que le protestantisme s’efforçait de supprimer reprend vigueur.
Mais parallèlement, Philippe II, non seulement ne nie pas Érasme en Espagne, mais encore il le mime et le dorlote, et les professeurs partisans de l’humanisme d’Érasme font facilement carrière dans les universités espagnoles. Une pure contradiction, un jeu à deux bandes qui conduisit à un règne plein de pouvoirs et de contrepouvoirs, où l’un et l’autre s’alimentaient avec la même énergie. À un moment donné, Philippe II aurait pu penser à jouer la carte du protestantisme comme religion d’État. Mais la réponse d’adhésion fervente du peuple aux nouvelles formes de religiosité proposées par les cloîtres dut rapidement lui ôter une telle idée de la tête.
Restent donc, dans un mauvais souvenir, ces mots justes de Juan Ginés de Sepúlveda mettant joliment les points sur les i en ce qui concerne la question d’Érasme :
« Ton intention aura été bonne, puisque si souvent tu l’affirmes ; mais les mots sont dangereux. Ne t’excuses pas en disant que l’Éloge de la folie est une écrit burlesque et peu sérieux (…). Tu ne condamnes pas les mauvais moines, mais la vie religieuse, que tu qualifies d’oisiveté, comme si il n’y avait rien d’autre à faire que de labourer et de semer la terre et comme si étaient inutiles la prédication, la confession, et les messes et les prières… Tu dis qu’il fallait réduire le nombre de monastères. Personne ne veut que tous les citoyens soient des moines ; mais tu traites d’hypocrites, de porcs et de pharisiens tous les religieux, il est clair que tu ne veux pas la réforme, mais l’abolition du monachisme (…). Beaucoup de gens pensent que sans les plaintes et les moqueries d’Érasme, le luthéranisme ne serait jamais survenu. La foule des monastères offense Érasme ; Luther les démolit tous. Le premier fait mention quelconque contre le culte des saints ; Luther les exècre absolument. Le premier veut taxer les cérémonies, les chants et les célébrations ; l’autre les supprime tous. »
Photo de couverture: Léda et Zeus sous forme de cygne, représentés sur un vase grec à figures rouges.
http://www.theoi.com/Gallery/K1.11.html
[1] Ce beau poème de Francisco Pacheco, le peintre, est repris par Manuel Cañete dans Carta al Sr. D. José María Asensio y Toledo sobre sus opúsculos al pintor Francisco Pacheco. Madrid, 1868.
[2] http://www.jewishencyclopedia.com/articles/8597-jericho
[3] La bibliographie très intéressante du théologien Odo Casel est consacrée presque entièrement à l’étude de cette question.
[4] Voir, par exemple, César Urtubia, Neurobiología de la visión. Barcelone, 1996.
[5] À propos de la partie de l’illuminisme que nous traitons ici sont fondamentaux les premiers volumes d’Álvaro Huerga, Historia de los Alumbrados (v vol.), Madrid 1975 sq. Également Antonio González Polvillo, « La Congregación de la Granada, el inmaculismo sevillano y los retratos… », Atrio, 15-16 (2009-2010) ; Fernando Gallego J. Campese, « Gómez Camacho: un profeta paradójico del siglo de oro », Investigaciones históricas, n° 28 (2008) ; et du même auteur « Rodrigo Álvarez SJ (1523-1587). El sucesor del profeta », Jerónimo Zurita, n° 85 (2010). Ils se basent tous en grande partie sur Fray Pedro de Jesús María, Vida, virtudes y dones soberanos del Venerable y Apostólico Padre Hernando de Mata, Malaga, 1663.
[6] Campese Gallego, op. cit.
[7] Antonio González Polvillo, « La Congregación de la Granada, el Inmaculismo sevillano… », Atrio, nº 15-16.
[8] Mémorial disponible en Álvaro Huerga, Historia de los Alumbrados. Vol I. Appendices.
(L’association Delta de Maya a été aidée pour la publication de cet article par le soutien financier de l’Association Bislumbres.)