Le saut à l’Amérique

Taíd Rodríguez, dans le sillage d’Isabel Alvarez de Toledo et d’autres chercheurs, étudie dans cet article certaines données qui permettent de deviner, et presque d’assurer, qu’il dut y avoir une relation plus qu’habituelle entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique depuis bien avant les dates proposées.

Il semblerait que l’histoire telle que nous l’avons apprise ne corresponde pas tout à fait avec l’histoire réelle de ce qui a pu arriver. Ainsi, il se peut que l’on découvre un jour que la découverte de l’Amérique ne s’est peut-être pas produite telle que nous l’avons entendu depuis que nous sommes enfants.

La saut à l’Amérique

Par Taíd Rodríguez Castillo
Novembre 2014

Nous, à qui on a à peine voulu enseigner à lire et à écrire et qui n’avons pas les ressorts minimaux pour exprimer moyennement bien nos idées, sommes animés cependant d’une sorte de démangeaison interne, d’une impulsion qui nous pousse à vouloir résoudre une sorte de dette, que nous percevons, mais dont nous ne sommes pas pleinement (ni même moyennement) conscients. Dans ce cas, cette impulsion semble provenir d’ « Allen Mar », d’ « au-delà de la mer ».

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Roderic de Borja, pape Alexandre VI. (http://es.wikipedia.org/wiki/Alejandro_VI)

Car il y a beaucoup d’événements du passé qui sont mal contés, mal interprétés et encore moins bien digérés. Mais en ce qui concerne la « découverte de l’Amérique », tout atteint son paroxysme, le comble du conventionnel. On veut nous faire croire qu’il est simple et facile d’expliquer une séquence d’événements qui est en réalité d’une complexité presque infinie, avec de nombreux intérêts qui se chevauchent de tous côtés, interagissant les uns avec les autres à tous les niveaux, comme rarement peut-être on l’a vu à d’autres moments de l’histoire. Nous voulons, dans cet article, attirer l’attention sur d’autres versions d’un événement qui est loin d’être aussi clair qu’on veut nous le faire croire, nous voulons mettre sur le tapis le fait que dans l’explication conventionnelle de la découverte de l’Amérique, il y a trop de politique, trop de versions écrites pour l’occasion, des versions où il n’y a pas d’inconvénients, ni d’erreurs, ni de difficultés, où tout va sur des roulettes dès le premier moment. Une découverte qui reste, cependant, pleine de contradictions que tout le monde attribue à l’éloignement dans le temps.

Mais en réalité, l’histoire de la découverte du continent américain est beaucoup plus machiavélique que nous pourrions le croire à première vue. On favorisa, par de nombreux moyens, la candidature du cardinal aragonais, Rodrigo de Borja (devenu Rodrigo Borgia) qui fut proclamé pape en août 1492. C’est l’une des données liées à la conquête de l’Amérique sur lesquelles l’histoire officielle passe le plus sur la pointe des pieds : c’est, en effet, un pape aragonais, uni par de nombreux liens à la monarchie de Ferdinand d’Aragon, qui, généreusement et « de son propre chef », concéda la possession de l’Amérique et la juridiction sur ses plusieurs millions d’âmes à ses enfants bien-aimés, Isabelle et Ferdinand, avec une peine d’excommunication qui pèserait sur ceux qui oseraient entrer sur le territoire sans leur permission, en vertu d’une capacité qu’à l’époque s’arrogeait le pape d’assigner des conquêtes en terres infidèles à qui lui plaisait.

Ce fut le résultat d’une série de négociations secrètes qui aboutirent à l’émission d’une série de bulles concédées entre avril et juillet 1493. Parmi celles-ci se distinguent les deux bulles appelées Inter Caetera, la grande et la petite. La première reprend la cession du territoire aux Rois catholiques, et la deuxième, publiée un mois plus tard, désigne un méridien à l’ouest duquel toute terre découverte leur appartiendrait.

Aujourd’hui, on a tendance à sous-estimer l’importance de cette concession. On fait valoir que des pays comme la France ou l’Angleterre ne reconnaissaient pas l’autorité du pape et que les bulles passèrent sans se faire remarquer. Mais le ton messianique qui y est utilisé a certainement dû alarmer la pudeur des Rois catholiques eux-mêmes. En réalité, en ce qui concerne la politique interne en tout cas, elles justifièrent, non seulement l’organisation d’un monopole du commerce, mais aussi l’usage d’une arme plus rapide et plus expéditive que les tribunaux ordinaires. En effet, qui serait assez fou ou malheureux pour alléguer devant les Rois des lettres de propriété « antérieures à la découverte » pour défendre ses droits ? Attaquer le dogme de la découverte supposait, grâce à ces bulles, l’Inquisition. Ce qui est d’ailleurs un indice suffisant pour croire qu’il y avait en effet une concurrence pour établir des juridictions en Amérique ainsi qu’un commerce florissant dont voulait profiter les Rois catholiques (les Casas de Contratación prenant, d’ailleurs, comme modèle, le système portugais d’administration du commerce maritime d’outremer). En outre, bien que certains pays ne reconnaissaient pas l’autorité du pape, de nombreux autres la reconnaissaient. Comme l’indique Isabel Álvarez de Toledo :

« La découverte de l’impertinente monnaie d’Octavio Augusto (Jules César) fut résolue en accusant deux Italiens de l’avoir introduite pour ternir la gloire de Castille. Décédés sur le chevalet, ils ne purent ratifier publiquement leur confession, faite sous la torture. Connaissant la terrible fin que charriaient les découvertes du passé, celui qui tombait dessus les fuyait comme la peste. » [1]

Bulle inter-caetera, Alexandre VI (extrait)

Et, afin que la largesse de la grâce apostolique vous fasse entreprendre, avec plus d’indépendance et d’audace, la charge d’une si grande affaire, nous, de notre propre mouvement, non sur votre demande et votre instance, ni sur celles que d’autres nous auraient adressées à cet égard pour vous, mais de notre pure libéralité, de notre science certaine, et de la plénitude de la puissance apostolique et (…) en vertu de l’autorité du Dieu Tout-Puissant que nous avons reçue par le bienheureux Pierre, et de celle qui est attachée aux fonctions de Vicaire de Jésus-Christ que nous exerçons sur la terre, nous donnons, concédons, transférons à perpétuité, aux termes des présentes, (…) toutes les îles et de tous les continents trouvés et à trouver, découverts et à découvrir, (…) qui n’auront pas été effectivement possédés par quelque autre Roi ou Prince Chrétien (…) avec toutes leurs dominations, cités, places fortes, lieux et campagnes, droits et juridictions, à vous et à vos héritiers et successeurs, les Rois de Castille et de Léon ; et nous vous en faisons, constituons et estimons maîtres, vous et vos susdits héritiers et successeurs, avec pleine, libre et entière puissance, autorité et juridiction.

(…) Et à toute personne, quelque dignité qu’elle ait, fût-elle même d’état, de rang, d’ordre, ou de condition Impériale et Royale, sous peine d’excommunication majeure qu’elle encourra par le seul fait de sa désobéissance, nous interdisons rigoureusement de tenter, sans votre permission spéciale ou celle de vos héritiers et successeurs susdits, pour faire le trafic ou pour toute autre cause, l’accès des îles et des continents, trouvés ou à trouver, découverts ou à découvrir.

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http://www.cadizdiferente.com/visitar-el-castillo-de-santiago-en-sanlucar-de-barrameda-historia-horarios-precios/puerta-sirena-castillo-santiago-sanlucar/

Dans le corps de la bulle Inter Caetera, on mentionne à plusieurs reprises ces terres « à découvrir ». C’est là la grande audace de la manière dont, finalement fut réalisé le saut en Amérique : en présentant comme non découvertes des terres découvertes et explorées depuis les temps anciens. Des terres qui, de fait, étaient apparemment fréquentées par des Portugais, des Andalous et des Berbères qui les appelaient de différentes manières. Les Andalous qui les connaissaient disaient aller en « Barbarie » aussi bien pour les incursions en Afrique, que pour celles qu’ils faisaient sur ce continent qu’on appela plus tard l’Amérique, car aussi bien la côte africaine que la côte américaine étaient des territoires sous domination musulmane. De même, on appelait « Fortunées » ou « Canaries » les îles des Caraïbes, y compris les Antilles, et « Petite Mer », sa mer intérieure chaude et cristalline. Il semblerait dès lors que les Berbères pourraient avoir établi en Amérique plusieurs royaumes, parfois sujets et dépendants de ceux qui existaient en Afrique du Nord, d’autres fois indépendants, et d’autres fois encore certains territoires nord-africains dépendants des américains. Les principaux de ces royaumes s’appelèrent Fès, Sus et Azamor. Il y eut également un royaume de Tremecén (Tlemcen), situé à environ trois mille cent milles nautiques arabes au large de la côte andalouse [2]. Tous ces royaumes existaient, comme nous le disions, des deux côtés de l’océan, et le symbole qui indiquait cette double domination était souvent une sirène à double queue, comme celle qui campe en haut du château de Santiago à Sanlúcar.

Il semblerait que les Portugais, quant à eux, en vinrent également à connaître et à explorer la région, à laquelle ils accédaient par les îles du Cap Vert, pour remonter ensuite le cours de l’Orénoque et les côtes de ce qui s’appelle aujourd’hui encore la Guyane, corruption de Guinée, qui apparaît si souvent dans la documentation portugaise et espagnole. Les Portugais, comme les Berbères, trafiquaient en Amérique, entre autres, avec des esclaves noirs capturés au cours de leurs incursions. Guinée (Guinea) est un autre des toponymes qui, vers 1536, avec l’élaboration du nouveau Padrón Real [3] (lorsque la couronne portugaise était unie à l’espagnole sous les Habsbourg), a dû passer d’un continent à l’autre. Parfois, les Portugais pénétraient plus au sud, s’aventurant dans les territoires américains des Berbères, pour échanger leurs marchandises contre de l’or dans la région qu’on appelait « La Mina » (La Mine). La marchandise la plus prisée dans ces échanges était, curieusement, le murex dont on extrayait la pourpre.

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http://www.sinmimadre.com/images/stories/sinmimadre/canaillas.jpg et http://www.traditionsmexico.com/Images/Featured-Last-Murex.jpg

Ça à l’air d’une blague, échanger des coquillages contre de l’or, mais en fait, les coquillages de murex furent l’un des premiers monopoles établis par les Rois catholiques lorsqu’ils s’approprièrent ce commerce. On les recueillaient dans les eaux d’un golfe, appelé « mar de Cartago » (mer de Carthage) par Fernández de Oviedo, une mer où existait également un port appelé Cartago (voir carte 1).

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Carte 1: L’Amérique avant l’Amérique d’après Luisa Isabel Álvarez de Toledo, África versus América.

Un autre Cartago se trouva, apparemment, un peu plus au sud de l’actuel Limón, sur une côte qui fut significativement rebaptisée Costa Rica. Certains le savent, la pourpre était plus cotée que l’or durant toute l’Antiquité. Il pourrait être intéressant d’élucider qui enseigna aux gens d’Amérique du Sud à teindre leur laine avec la pourpre si laborieusement fabriquée à partir de coquillages de murex, vu qu’en plus de Cartago et Cartagena (Carthagène), on trouve également Armenia (Arménie), Antioquía (Antioche) ou Palmira (Palmyre) dans les chroniques de la conquête, par lesquelles nous nous rendons compte combien étaient versés en Antiquité nos découvreurs d’Estrémadure en donnant un nom aux « nouvelles » localités [4]. Et cela, si ce ne fut pas en réalité l’inverse : à savoir que ce furent les « Américains » qui enseignèrent l’utilisation du pourpre aux Européens.

Quoi qu’il en soit, il est clair que l’un des principaux défis pour consolider l’invention de « la découverte » de l’Amérique fut de déplacer la toponymie d’un endroit à l’autre, surtout lorsque leur usage intensif dans les documents empêchait d’ignorer leur présence.

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http://www.fcmedinasidonia.com/archivo.html

Pour cela, en plus du pouvoir royal pour dépouiller et expurger les archives (celles de Medina Sidonia ne conservent pratiquement rien d’avant le règne des Rois catholiques), les longs procès autour de Christophe Colomb en profitèrent pour rassembler des cartes de navigation et des témoignages permettant de « rectifier le Padrón Real » d’après ce que rapporte Sebastián Caboto, Pilote Majeur de la Casa de Contratación, qui nous dit que : « dans de nombreux cartes de ce type, il y a des différences des unes aux autres » et que « maintenant, le licencié Suárez de Carvajal, magistrat du Conseil des Indes qui est actuellement dans cette ville, a ordonné de recueillir toutes les cartes de navigation afin de réaliser un padrón général pour la navigation » [5]. Tâche ardue que de confectionner des cartes. On en profita pour les publier et les faire connaître, ce qui n’avait jamais été fait auparavant, car les cartes de navigation étaient toujours privées et presque secrètes, tout comme les Canaries, le Cap Bojador (Boudjour) et autres toponymes dans leur nouvel emplacement. Des « nombreuses cartes » évoquée par le Pilote Majeur, toutes ou presque toutes durent se perdre, car de ces cartes précédant les cartes corrigées de 1536, il n’existe plus aujourd’hui que quelques cartulaires, certains d’entre eux, curieusement, découverts en Turquie. Une autre carte qui fut par miracle conservée, est celle de Juan de la Cosa, pilote de Christophe Colomb, où Cuba apparaît comme une île, alors que son témoignage dans les procès relatifs à Colomb soutient l’idée de Colomb que ce n’était pas une île, mais la terre ferme. Si on a démontré qu’il y a quelque chose de peu fiable en ce monde, ce sont bien les témoignages relatifs à Colomb.

Cette version machiavélique de l’histoire, dans lequel toute une géographie est artificiellement transplantée d’un endroit du globe à un autre pour justifier une découverte qui n’en est pas une, a le mérite non seulement d’expliquer de nombreuses incongruités auxquelles aboutissent les chroniques – comme celle où l’on explique la façon dont Colomb, au cours de son quatrième voyage, demande à la couronne un interprète de la langue arabe ( ! ) que la couronne lui accorde sans plus –, ainsi que les documents conservés – par exemple, deux certificats royaux dans lesquels on demande, à plusieurs reprises, à ceux qui accompagnent Colomb, que « ni vous ni aucun de vous n’alliez à la Mina ni ne traitiez avec elle », avertissement superflu, comme le dit Isabel Alvarez de Toledo, s’ils allaient vers l’ouest, La Mina actuelle se trouvant en Afrique, bien au sud des Canaries, c’est-à-dire dans la direction opposée –, mais encore cette version permet aussi d’expliquer certaines politiques apparemment erratiques de l’époque. L’une d’elle est le rôle joué par les Portugais. Grands navigateurs, plus par nécessité, en raison de leur isolement, que par vocation, ils cherchèrent bien avant la Castille les voies maritimes, recyclant pour cela une bonne partie de la flotte des Templiers, qui s’incorpora à l’Ordre du Christ formant la majeure partie d’une marine portugaise sous le commandement d’Henri le Navigateur. D’une certaine manière, on nous raconte la fable que les Portugais, bien que connaissant presque toutes les îles de l’Atlantique Ouest, ne rencontrèrent jamais les vents qui les auraient conduit aux Amériques et s’enfoncèrent obstinément pendant un siècle et demi dans la recherche infructueuse d’une route vers l’Inde à travers l’Afrique occidentale, comme la mouche qui se cogne encore et encore contre la vitre. Tandis que nous, les Castillans, beaucoup plus éveillés apparemment, alors que nous ne possédions pas notre propre flotte, ni même une misérable caravelle, puisque la monarchie, vivant de navires et de pilotes prêtés, avec mise en gage de bijoux et colliers inclus, dut saisir les trois qui s’en allèrent avec Colomb, nous avons découvert l’Amérique du premier coup et « sans le vouloir ». Olé !

À l’époque, on a eu recours au miracle pour expliquer ce fait, car ça devait être vrai ce que dira plus tard le pape : que cette découverte « était réservée aux Rois catholiques par la Divine Providence » et qu’elle devait être pour eux et pour personne d’autre, pour la plus grande gloire de l’Église romaine.

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http://es.wikipedia.org/wiki/Cruz_de_la_Orden_de_Cristo

Supposer, en suivant à la lettre, comme s’il s’agissait de la chose la plus fiable, la version des chroniqueurs officiels des Indes, suivant laquelle la Castille découvrit les routes vers l’Amérique avant les Portugais, c’est vraiment trop supposer. Si l’on considère tant la qualité, que la quantité des produits importés par les Portugais au cours de leurs navigations, il est très difficile de penser que tout cela provenait d’une côte africaine aussi aride hier qu’aujourd’hui. Lorsque leurs chroniques, descriptions et documents parlent de grandes pêcheries et de remonter de grands fleuves au feuillage impénétrable, cela ne concorde en rien avec la réalité géographique de la côte africaine. D’autre part, on nous dit que l’expansion portugaise trouva de l’or en Afrique, or avec lequel Alphonse V frappa des monnaies de 23,75 carats appelées « cruzades » qui restèrent en vigueur pendant près de deux siècles. Peu après, le roi Manuel Ier dit « le Fortuné » émit également une monnaie d’argent appelée « Indios ». Toutes deux portaient au verso la croix de l’Ordre du Christ. Pourtant, en principe, les routes de l’or africain ne passaient pas par la côte occidentale, mais traversaient le Sahara avec des caravanes de chameaux depuis le Soudan, à l’autre bout du continent (c’est là, la fameuse route qui, en théorie, a fourni l’or de la splendeur d’al-Andalus, théorie qui devrait être révisée maintenant plus en profondeur). Si la côte occidentale africaine n’a jamais eu la caractéristique, ni hier ni aujourd’hui, de produire une seule mine d’or et encore moins d’argent, d’où venait tout l’or nécessaire pour frapper la nouvelle monnaie ? Et l’argent ? N’est-il pas curieux que le même processus se répètera plus tard en Castille ?

D’après tout cela, il semble plus facile de penser que lorsque le pape Calixte III céda, en 1456, au roi du Portugal, à demande de celui-ci, le contrôle de tous les territoires au sud des caps Bojador et Nam (voir carte 1), dans une bulle qui s’appela également Inter Caetera, il ne cédait pas des territoires en Afrique mais en Amérique[6]

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http://sobrehistoria.com/en-las-minas-de-potos/

Car l’Amérique, elle, a bien été caractérisée, depuis le début de la conquête jusqu’à aujourd’hui, par ses grands fleuves riches en or et ses mines d’argent spectaculaires. On peut alléguer que les bulles expriment clairement qu’il s’agit de territoires conquis aux infidèles en Afrique. Mais, à quel point pouvons-nous être sûrs que, de l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen Age, on n’a pas aussi désigné le continent américain du nom d’Afrique ? L’origine de la confusion pourrait venir de là : supposer que les anciens, que ce soit les Phéniciens, les Tartessiens ou le peuple d’Afrique du Nord ne connaissaient pas le continent américain. Une différence majeure, toutefois, sépare cette première bulle Inter Caetera de celle qui fut donnée aux Rois catholiques : dans cette première, la juridiction ecclésiastique était réservée à l’Ordre du Christ et non à l’Église catholique ! En tant qu’un ordre monastique, ces territoires restaient sous la juridiction de leur grand maître, et pas entre les mains d’un évêque chrétien. C’est la grande différence où tous entrevirent un gain avec le changement : le pape gagnait des rentes en Amérique dont il ne disposait pas et ne pouvait disposer ; les Rois catholiques gagnaient des territoires dont on leur attribuaient en douce la découverte. Mais, si le Portugal se trouvait avant la Castille en Amérique, pourquoi n’a-t-il pas rendu publiques ses découvertes ? Eh bien, à mon avis, il est possible qu’à cette époque, on préférait ne pas divulguer les routes vers l’Amérique, autrement dit, le Portugal préférait ne pas rendre publique la source de sa fortune. Il dut y avoir également un certain engagement vis-à-vis de l’Ordre du Christ, car les navigations portugaises se faisaient sous ce drapeau, avec le soutien royal absolu, mais comme une entreprise « privée », pour ainsi dire. En outre, il est théoriquement possible que personne, sain d’esprit, n’ait pu concevoir que l’on puisse qualifier de « découverte » des terres connues depuis au moins plusieurs siècles. Une fois l’arme de la « découverte » brandie par la Castille, le Portugal cria poliment au ciel quand il eut connaissance des faits, car tous ces traités et toutes ces négociations avaient toujours été entourées d’un degré élevé de secret.

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Carte 2 : Le méridien de Tordesillas d’après différents géographes. À droite le conquête du Portugal, à gauche celle de la Castille. http://es.wikipedia.org/wiki/Tratado_de_Tordesillas

Jean II du Portugal négocia avec succès, un an seulement après la concession papale à la Castille, un traité connu comme le traité de Tordesillas, par lequel la Castille « accepte librement » de déplacer, une centaine de lieues plus à l’ouest, le méridien qui, dans les bulles Inter Caetera, divisait la conquête des deux couronnes dans l’Atlantique, de manière à « toucher terre » (voir carte 2).

Le Portugal devait avoir des éléments de poids pour que l’ambition politique des catholiques cède à ce point, leur donnant un morceau du « gâteau » de la découverte, car, en théorie, le Portugal n’avait rien fait pour mériter un traitement aussi avantageux. Cette cession « aussi libérale » est encore plus suspecte si l’on considère que le Portugal venait d’être militairement vaincu par la Castille à peine dix ans auparavant (raison pour laquelle le Portugal se plaint si discrètement). Cette guerre, qui opposa la Castille et le Portugal pour les droits de succession d’Henri IV, contient certainement dans son intrigue une lutte pour le contrôle ou l’accès à ces routes de l’or. Quoi qu’il en soit, la signature de ce traité dut apaiser, ne fut-ce que momentanément, la colère des Portugais et, en passant, les faire coparticipants de la tromperie. Était en effet en vue l’union imminente des deux royaumes, qui se vit frustrée en 1500, mais fut finalement réalisée en 1580 par Philippe II.

Une autre des politiques douteuses de l’époque qui reçoit un nouvel éclairage avec la théorie d’une transposition tardive, sur les cartes, de lieux situés à l’origine sur le continent américain à leur nouvel emplacement sur la côte africaine occidentale, est, bien sûr, la conquête (nécessairement) embrouillée des îles Canaries. Pour ceux qui n’ont pas entendu parler de cette odyssée, il suffit de dire que les quelques habitants des îles résistèrent non pas à une, deux ou trois flottes castillanes et portugaises, mais à cinq, six ou plus. Et pas n’importe quelles flottes, certaines avec plus de trois cents soldats à bord. La résistance de ses sept rois est devenue proverbiale, toujours à coup de fronde et de pierre. Ces frondeurs visaient tellement bien que la conquête de l’archipel s’étendit pendant des années et des années sans paraître jamais être assurée. Les nobles cédèrent, vendirent et revendirent leurs droits de conquête jusqu’à ce que la Couronne prit cela en charge. À un moment donné, l’île de Grande Canarie en vint à avoir jusqu’à trois propriétaires différents ; une demi-douzaine conquérants nourrissent les annales militaires des îles : le premier et le plus célèbre d’entre eux fut le Normand Jean de Béthencourt, qui vint du port charismatique de La Rochelle avec une expédition payée par son cousin Robert de Bracquemont (Mosén Rubí –ou Rabi– de Bracamonte) ; la conquête fut poursuivie par son neveu Maciot de Béthencourt, sur lequel sont tombés toutes sortes d’insultes, parce c’est lui qui vendit ses droits à trois acheteurs différents. Puis vinrent Fernan de Peraza, Diego de Herrera, Pedro de Vera et Alonso Fernández de Lugo.

On ne comprend pas un tel niveau de complexité dans la conquête d’une poignée d’îles. Mais on la comprend, en revanche, si l’on suppose qu’il s’agit d’une conquête américaine, où la réserve des guerriers et la capacité d’organisation des populations pour résister est infiniment plus grande (voir cartes 1 et 3).

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Carte 3 : En jaune : la « conquête espagnole » ; en ocre : la « conquête » portugaise ; en gris : la Barbarie (d’après Alvarez de Toledo)

Clarifiée la cécité sévère et présumée du Portugal à l’égard de ses découvertes et clarifiée la conquête impossible de la poignée d’îles qui composent les actuelles îles Canaries, il reste à voir qui furent certains des perdants de ce prodige de la désinformation. Ledit Mosén Rabí de Bracamonte avait acheté au pape la conquête des îles Canaries ou îles Fortunées, peut-être mandaté par la communauté juive, comme l’indique Juan García Atienza dans son roman « La forja de un linaje » (Le forgeage d’un lignage), mais le premier titulaire de ce droit, la personne pour qui il fut créé en 1344, soixante ans auparavant, fut Luis de la Cerda, arrière-petit-fils d’Alphonse X, premier Roi des îles Fortunées. À cette époque, ce fut un acte d’une certaine notoriété : il y eut lecture publique ainsi qu’un rite d’inféodation perpétuelle avec bague et sceptre d’or inclus. Le pape envoya une série de missives dans lesquelles il sommait les rois d’Aragon, de Castille et de Portugal, entre autres, d’aider autant que possible, dans la conquête de ces îles ; il y était même prévu les mêmes grâces que celles octroyées aux croisés de Terre Sainte. Mais, et c’est ici que c’est curieux, Luis de la Cerda n’avait pas demandé pour rien les îles Fortunées au pape et ils ne les avaient pas demandées pour sa participation présumée dans une armée française contre elles, comme on peut le lire dans certains livres peu informés. Ils les avaient demandées parce qu’elles venaient dans la dot de son épouse, Leonor Pérez de Guzmán, fille de Guzman el Bueno, venue d’Allen Mar, c’est-à-dire de l’autre côté de l’Atlantique.

Luis de la Cerda est mort avant de pouvoir entreprendre la tâche qui resta vacante. C’est la raison pour laquelle les ducs de Medina Sidonia furent l’un des trois acheteurs des droits de conquête qui furent si étrangement mis en vente par Maciot de Béthencourt, achetant deux ou même trois fois ce qu’ils avaient déjà. La Maison ducale chercha avec insistance à légaliser une situation dont elle pouvait facilement être dépossédée, car, comme nous l’avons dit, on ne pouvait alléguer aucun droit sur une terre officiellement « à découvrir ».

Autrement dit, et toujours en suivant le raisonnement d’Isabel Alvarez de Toledo, Allen Mar (écrit avec des majuscules comme un nom de lieu, pour le différencier d’un autre usage, plus général) n’était pas seulement un lieu outre-Atlantique, en Amérique, c’était aussi une localité en Barbarie. Barrantes Maldonado, l’un des chroniqueurs les plus incisifs de la Maison ducale, nous dit très clairement que le premier Guzmán venait de Barbarie, de « allen del mar », même s’il nous dit ensuite et souligne qu’il était chrétien et des meilleurs et des plus fidèles. Ce Guzmán fut l’un de ceux qui apporta à l’Europe chrétienne la connaissance des routes de l’Atlantique. Il s’en servit et tous ceux qui étaient apparentés à la Maison Guzman en eurent connaissance, à commencer par Alphonse X, qui eut une liaison avec Doña Mayor Guillén Guzman, suivi de leur fille, la reine Béatrice de Castille, reine consort du Portugal, qui emmena ce savoir avec elle dans ce pays, sans oublier Luis de la Cerda dont nous avons parlé auparavant. Le lien d’Alphonse X Le Sage avec Doña Mayor aurait même pu répondre à un traité politique bien conçu par lequel s’ouvrirent au Roi Sage, non seulement les portes de ces routes, mais surtout, les portes du royaume de Niebla, dans une union pacifique, par voie matrimoniale. Cela expliquerait comment les Guzman purent être si facilement apparentés à la Maison royale, les difficultés pour officialiser le mariage et que la paix avec la population musulmane de Niebla ne dura pas plus d’un an à peine après la mort de Doña Mayor. Enfin, liée à cela, la création de l’ordre navale de Sainte Marie d’Espagne, fut une œuvre du Roi Sage, son siège se trouva à Cartago-Cartagena et il avait pour objectif la conquête en Barbarie.

En envisageant l’existence de ce commerce transatlantique, on expliquerait facilement les incroyables revenus de la Maison Medina Sidonia vers 1530 et la croissance très rapide de la Maison Guzman jusqu’à cette date. Cette Maison englobait alors un total de 6000 km2, qui allaient en continu de Palos à Sanlucar (alors que, normalement, les seigneuries étaient dispersées sur le territoire), toujours sur des territoires récemment conquis. Ses huit mille pecheros [7] payaient une rente d’un montant de 11 millions de maravédis par an, auxquels il faut ajouter les impôts qui étaient payés en nature qui atteignaient une valeur de 10 000 fanègues de blé et 2000 d’orge [8]. Que faisait-on avec tout ce blé ? Il était exporté vers l’Amérique.

Son port de Sanlúcar, qui à juste titre s’appelait Bonanza (prospérité), était un port capable de contenir rien moins que 300 navires, avec une longueur qui avoisinait entre 8 et 10 kilomètres de long. Rien qu’avec la douane de ce port, les ducs gagnaient, au début du XVIe siècle près de deux millions de maravédis par an [9]. La somme des revenus douaniers de tous les autres ports d’Andalousie n’atteignait pas la dixième partie. On allègue, comme explication, que Sanlúcar fonctionnait comme avant-port de Séville. Évidemment. Et d’Amsterdam, et de Londres et de Gênes. À Sanlúcar étaient stockés tous les produits qu’on échangeait en Amérique contre du blé.

Ce commerce se réalisa dès le premier moment de la conquête, car en en 1288, Sancho IV autorisait déjà Guzman El Bueno à exporter, exempt de droits, 300 cahices de pain brut (blé) par an, pour l’amener à « Allen Mar, do es él » (à Allen Mar, d’où il est). Dans les cartes de l’Amérique du XVIe et XVIIe siècle, apparaît la pointe de Allende, Alinde pour les Portugais, sur la côte de Marañon (Maranhao).

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Portrait d’Isabelle la Catholique, par Juan de Flandres, et de Ferdinand le Catholique, par Antonio del Rincón. http://www.arteespana.com/juandeflandes.htm et http://cvc.cervantes.es/actcult/borja/introduccion_02.htm

Les Rois catholiques, après leur victoire sur le Portugal dans la guerre de succession castillane, se mirent enfin au travail pour ruiner ceux qui avaient réellement ou prétendument appuyé le camp opposé. Il installèrent l’Inquisition à Séville, qui emporta bon nombre de personnes de Sanlúcar, introduisirent un contrôleur à la Maison des ducs de Medina Sidonia pour découvrir ce qui se passait là-bas, et enfin, Ferdinand d’Aragon essaya de forcer l’alliance matrimoniale du jeune héritier Guzman avec une famille proche de la sienne. Après la fuite de ce dernier au Portugal, l’Aragonais s’en fut piller Niebla, bannière et symbole de l’empire Guzman, et également endroit où il gardait son trésor. Avec une armée permanente, l’artillerie et tout le déploiement que la guerre moderne permettait, il força les puissants murs de la ville et, un peu comme à Béziers, il assassina la population. Que cela serve de leçon.

Une fois établi le monopole du commerce avec l’Inde à la Casa de la Contratación, on installa celle-ci à Cadix puis à Séville, dépossédant Sanlúcar. Purement poussé par la cupidité, car les coffres royaux étaient en permanence épuisés, le seul objectif recherché dans le commerce des Indes fut l’or. Quand on trouva ses sources, on n’hésita pas un instant à en limiter l’entrée. L’arrivée incontrôlée de l’or et de l’argent américain fit monter en flèche le flux monétaire et provoqua une hausse des prix sans précédent qui, en deux générations, soumit la moitié de la Péninsule dans une extrême pauvreté. Lorsqu’on interrogea les experts sur les causes de celle-ci, ceux-ci furent incapables de l’expliquer. La royauté, transformée en État, habituée aux dépenses incontrôlées, fit faillites sur faillites, lorsque l’affluence cessa, et les impôts extraordinaires en finirent avec l’empire. Il semble qu’en cela, rien n’ait changé. En Europe, en revanche, elle servit à financer, paradoxes de la vie, à la fois la rébellion massive contre l’Église catholique et la sécession des États protestants.

Le saut, ou « l’assaut » de l’Amérique, de la part des Rois catholiques, accéléra la création des États modernes, en fournissant aux royautés les moyens de supporter des armées permanentes, directement payées par eux, et de se doter de l’infrastructure bureaucratique nécessaire pour contrôler de mieux en mieux tous les aspects de la vie d’un pays. Ne devant plus dépendre plus longtemps de la participation des nobles à la guerre, elles se désintéressèrent d’eux. La noblesse perdit sa fonction, son autorité et peu après, perdit même ses bénéfices. Elle perdit surtout son rôle de contrepoids et de médiateur. Les monarchies devinrent, par conséquent, « absolues » (et c’est ainsi qu’on les appela) en un peu plus de cent ans. En ce sens, il semble que l’Ordre du Christ ait agi, non seulement de manière beaucoup plus mesurée, mais aussi beaucoup plus responsable, en maintenant un contrôle strict sur les routes et les navires, sans en faire de publicité, permettant à la royauté de financer les expéditions, mais pas de les monopoliser, tout en contrôlant la quantité d’or qui était frappé et qui était dépensé, agissant comme le Temple le fit probablement avant, à la manière d’une banque centrale embryonnaire.

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Carte 4 : Situation actuelle de certains toponymes américains. Le plus probable, c’est que la transposition eut lieu avec la « remodelage du Padrón Real » de 1536 (Álvarez de Toledo).

[1] Luisa Isabel Álvarez de Toledo, África versus América, chap. i.

[2] Au IXe siècle, Alfagrano mesura à 66 milles nautiques la longueur d’un grade terrestre. Il existe une différence de 43º entre le cap Saint-Vincent et l’embouchure de l’Amazone ; et de 48º entre celui-ci et le cours inférieur de ce fleuve où Luisa Isabel Álvarez de Toledo situe approximativement ce royaume (voir cartes).

[3] N.d.T. : Le Padrón real (ou Patrón real) est une carte secrète du monde dont les copies furent confiées aux explorateurs espagnols.

[4] Déjà Fernández de Oviedo doit justifier la rencontre inattendue d’une Cartagena en pleine conquête. Il l’attribue à un bâteau de pêcheurs castillans déviés par le vent. Ce qui n’explique pas la présence de plusieurs Cartago, et encore moins la présence de toponymes tels que Antioquía, Palmira, Armenia ou Susa. Voir Alvarez de Toledo, œuvre citée, dans les premiers chapitres.

[5] Pleitos Colombinos (Procès relatifs à Christophe Colomb), t.VIII, p. 482, repris dans Ricardo Cerezo Martinez, La cartografía naútica española en los siglos xiv, xv y xvi. (La cartographie nautique espagnole au quatorzième, quinzième et seizième siècles).

[6] L’Amérique avait un nom avant Amerigo Vespucci et il semble que ce soit celui d’Afrique. Depuis l’Antiquité, on appelait également Afrique la terre de l’autre côté de l’Atlantique, aux dires d’Alvarez de Toledo.

[7] N.d.T.: On dirait aujourd’hui « contribuables ».

[8] Isabel galán Parra, El linaje y los estados señoriales de los duques de Median Sidonia a comienzos del XVI. Dans La España Medieval, nº 11, 1988.

[9] Nous avons calculé qu’un maravédi de cette époque devait équivaloir à environ € 10. Ce qui fait que rien que les revenus douaniers rapportaient l’équivalent d’environ 20 millions d’euros par an !

(L’association Delta de Maya a été aidée pour la publication de cet article par le soutien financier de l’Association Bislumbres.)