Le dolmen de Soto

Quel était le rôle des mégalithes, l’identité de leurs créateurs, la technologie utilisée pour leur construction ? Pour bien des chercheurs, ces questions (et d’autres) n’ont pas encore trouvé de réponse satisfaisante. Et pourtant, ces monuments gigantesques sont là, avec leurs pierres bien plantées, de tout leur poids, dans nos champs, défiant avec insolence les explications les plus consolidées, aussi tenaces que simplistes.
Dans cet article, l’historien Taid Rodriguez trace brièvement certaines des vicissitudes dont fut victime le magnifique dolmen de Soto, de la municipalité de Trigueros dans la province de Huelva, tout en dénonçant l’incompétence et l’indifférence irresponsable des administrations et des personnes qui ont été responsables de sa protection au fil du temps.

Le dolmen de Soto

par Taid Rodríguez
2018

Mon cher et distingué ami, vous me demandez de vous raconter comment j’ai découvert mon monument et en ai réalisé les fouilles, ainsi que des détails des endroits où j’ai trouvé le trousseau funéraire.

C’est de cette manière si éloquente que Don Armando de Soto commence sa lettre au professeur et archéologue Hugo Obermaier qui fera connaître le site. Ce sera fait en 1924, un an après sa découverte, dans une publication au nom assez ridicule: «Boletín de la Sociedad Española de Excursiones» (Bulletin de la Société espagnole d’Excursions), révélateur du peu d’intérêt pour l’archéologie qui existait à l’époque en Espagne.

Dans sa lettre, M. de Soto indique clairement qu’il considère le monument comme le sien, qu’en tant que tel il l’a fouillé comme il en a eu envie et que tout ce qui s’y trouvait est venu faire partie de ses biens, puisque cela se trouvait sur sa propriété. Nous apprenons par sa lettre que c’est grâce à l’insistance de sa femme si le travail fastidieux de déterrement complet du dolmen a été réalisé, car le propriétaire du terrain avait décidé, après les premiers travaux, de conclure l’aventure, voyant que le tumulus ne contenait pas de trésors (quelque chose de très commun à l’époque, quand les premières charrues tirées par des tracteurs parvinrent à creuser la terre plus profondément que d’habitude). Heureusement, l’opinion de sa femme, plus patiente et désireuse de voir le tumulus dans son entier, pesa plus lourdement. Ils continuèrent donc le travail avec acharnement. L’argile dure et compacte fut mise en morceaux sous le coup des pics, révélant plusieurs sépultures et autres objets, mais pas le mausolée de Mohamed ben Muza, mathématicien du 8ème siècle, qui était censé être enterré là, selon des informations locales.

En effet, on connaissait dans la région l’existence d’un tombeau dans ces collines et on l’attribuait à un Maure célèbre, comme de coutume, car il était clair qu’on n’enterrait pas les chrétiens ainsi, mais pour les Maures, on ne savait pas.

Les os, aussi bien ceux qui y étaient enterrés que ceux des ouvriers chargés de la tâche difficile d’enlever cette espèce de béton que devient l’argile compacte, ressortaient du tumulus brisés ou moulus. Dans la lettre, on raconte qu’ils parvinrent à récupérer certains de ces os plus ou moins intacts ainsi que certains objets.

Tous les restes humains avaient d’un côté des haches et de l’autre des couteaux, des ciseaux ou des poignards, et deux d’entre eux avaient, en plus de ce qui précède, des coquillages comme ceux des pèlerins. Accompagnant les restes d’une mère et de son fils, trouvés sous un signe qui les représente – signe que vous m’avez déchiffré –, se trouvaient la dague précieuse et le bracelet en os qui, en raison de son petit diamètre, appartenait fort probablement à l’enfant.

Les pierres du plafond qui manquent au bout du dolmen, c’est-à-dire celle de la grande chambre, ont été très certainement détruites récemment être exploitées dans des constructions, car j’ai trouvé sur plusieurs morceaux, parfois de gros morceaux, des traces d’explosifs dont l’usage est très récent.

Nous ne savons pas si d’autres objets ont été trouvés en plus de ceux-ci. Il est fort probable qu’il y en ait eu plus que cela.

Au cours de la Feria de Abril, M. de Soto raconta sa découverte au comte de La Mortera, qui en parla à son tour au duc d’Albe, qui revint peu après avec le célèbre archéologue allemand Hugo Obermaier. À cette époque, le monument avait déjà été complètement « nettoyé » et l’archéologue ne put rien fait d’autre qu’apporter quelques recommandations quant à la préservation du site endommagé.

Au cours de cette visite mémorable, j’ai entendu de vos lèvres d’aimables conseils très sages et que j’ai essayé de suivre ponctuellement et suivant lesquels j’ai consolidé les trois pierres verticales qui menaçaient de s’effondrer et j’ai soutenu avec des solives les deux pierres du plafond que j’avais brisées en cherchant « la sépulture du Maure » ainsi que deux autres qui étaient fendues au milieu et ne s’étaient pas encore détachées. La voûte en maçonnerie, qui remplace les pierres manquantes au plafond, a également été achevée.

Le dolmen Soto est un dolmen particulier. Non pas à cause de la façon dont il a été découvert, assez commune, mais à cause de ses dimensions et de ses gravures. Ces particularités attirèrent tellement l’attention d’Obermaier qu’il décida de réaliser lui-même le plan du monument.

Récemment, cependant, il a subi quelque chose de pire que les coups de pic. Il a souffert de l’une de ces restaurations qui semblent être faites à la plus grande gloire de l’architecte et de l’administration qui l’engage : coûteuse, spectaculaire et malheureuse. En théorie, on a essayé d’être le plus respectueux possible vis-à-vis de l’un des grands monuments de la province de Huelva (par ailleurs déjà monumentalement riche en soi), mais la reforme sombre dans la modernité avec des lumières LED encastrées dans le sol, un pavement en ciment couvert de peinture époxy et l’utilisation massive du béton pour soutenir les énormes blocs de pierre. Tout cela en vue de faciliter la visite du monument aux touristes, mais tuant sous le coup le charme de ces mégalithes qui sont parvenus jusqu’à nos jours à peine modifiés.

Ils sont bien loin les jours du duc d’Albe, quand le monument, encore dans son état sauvage, conservait son impression primitive de grotte robuste, découverte au milieu d’un champ sans savoir ni comment ni pourquoi. Avec d’énormes blocs de pierres se soutenant l’un l’autre, dans une tension vibrante et muette, et des traces encore visibles de l’entrée forcée par les dalles du toit. Le tumulus, indécelable de l’extérieur, couvert de végétation, prêt à surprendre. Avec son intérieur sombre, le sol couvert de poussière, des toiles d’araignées dans les coins, et l’un ou l’autre insecte ailé. Saisissant, même en plein jour.

Le dolmen d’aujourd’hui est un endroit propre, soigné et facile à visiter. « Facile à écouter », comme disent les Anglais en parlant des chansons des centres commerciaux. Pas besoin de se baisser ni de s’accroupir pour entrer. Vous pouvez y pénétrer avec de hauts talons, en robe de Prada ou d’Armani, et en sortir sans un gramme de poussière. Vous pouvez aussi y faire vos photos de mariage, à côté des pierres couvertes de gravures dix fois millénaires, car la lumière, qui au début ne menaçait le caractère sacré du sanctuaire obscur que deux fois par an, règne aujourd’hui en maître, s’étant appropriée d’une pénombre qui n’existe plus. Sans difficulté, sans surprises, sans insectes avec ou sans ailes. L’énorme tumulus de terre qui recouvre le dolmen est également dépourvu de sa couche végétale. Il est même dénudé, bien délimité et dûment signalisé (y compris l’interdiction stricte de grimper dessus, ce qui est précisément l’un des plus grands attraits des dolmens).

Ainsi, de manière anodine, après avoir adapté le passé à nos goûts actuels, le monument sauvage est devenu un endroit quelconque, sans grande attrait, qui rappelle un peu l’entrée d’un hôtel. Le centre d’interprétation très moderne, à moitié enterré dans le sol et doté de deux grandes rampes d’accès (pourquoi deux ?), nous offre des toilettes, une machine à boissons et un grand écran audiovisuel. Les visiteurs y passent généralement plus de temps que dans le dolmen lui-même, puisque la visite guidée, ou plutôt surveillée (on ne saurait dire), ne dure pas longtemps.

Mais ces pierres, malgré la situation absurde dans laquelle elles se trouvent, parviennent à se faire une place dans la mémoire de nombreux visiteurs. On pense terminer la visite déçu, comme si rien ne s’était passé alors qu’on s’attendait à ce que quelque chose arrive, mais il se fait que les images de ces pierres peuvent surgir à l’esprit dans les jours suivants.

C’est le fait, en particulier, de certaines pierres gravées qui constituent les portes intérieures du monument et de l’énorme bloc de granit qui constitue la dalle de chevet sur laquelle, aujourd’hui encore les rayons de soleil s’arrêtent près s’être frayé un chemin à travers le couloir jusqu’au fond du dolmen. Cela se produit à l’aube de l’équinoxe de printemps, le 21 mars, et à l’aube de l’équinoxe d’automne, le 21 septembre. Ces jours-là (si l’extinction des lumières LED le permet) « la lumière du soleil pénètre par le coin supérieur droit de la porte, avance dans le couloir, éclaire le linteau porteur qui se trouve à 2 m de l’entrée et se projette dans la chambre pendant 3 minutes » [1]. Vous pouvez le voir en vidéo pour plus de commodité !

Cette dalle de chevet mesure trois mètres et demi de haut, trois de large et possède une épaisseur moyenne de soixante-dix centimètres. Elle pèserait près de 21 tonnes. Obermaier, dans son premier rapport à propos du site, déclara qu’il s’agissait de granit, mais des examens postérieurs plus détaillés ont montré qu’il s’agissait en fait de « grauwake », une roche détritique composée d’éléments provenant de la décomposition du granit : mica, feldspath et quartz, mais dans des proportions beaucoup plus faibles.

Des carrières de grauwake ont été trouvées tout près du monument, dans un ruisseau à environ deux kilomètres. Cependant, même en supposant que cette énorme pierre provienne effectivement de cet endroit, comment a-t-elle été retirée de là et comment a-t-elle été transportée jusqu’à son emplacement ? Aujourd’hui, il faudrait un câble d’acier torsadé d’environ deux centimètres et demi de large pour soulever une telle masse. Mais il ne faut pas oublier qu’on en était à l’aube des temps, que la roue n’avait apparemment pas encore été inventée, et que nous ne devrions penser tout au plus qu’à une corde de chanvre. Ce type de corde a une résistance à la rupture d’environ 600 kg par centimètre de section. Autrement dit, pour soulever 1.200 kg, il faudrait une corde de 2 cm de large, pour en soulever 12.000, il faudrait une corde de 20 cm de long et pour soulever 24.000 kg, il faudrait une corde de 40 cm de large. Comme disait un ami ingénieur, imaginez maintenant une file de pas moins de deux cents hommes se mettant d’accord pour tirer tous en même temps sur une telle corde, tout en essayant d’engendrer une force d’au moins 50 kg chacun. Et ce, sur deux kilomètres (et en montée, en plus), depuis le bord du ruisseau voisin où l’on croit que se trouvait la carrière.

Avaient-ils déjà des bœufs pour tirer sur les cordes ? Avaient-ils atteint la domestication du taureau que les mythes attribuent à l’époque de Géryon ? Ou bien était-ce des Géants qui tirèrent les cordes, comme le racontent les anciens mythes? Comme le problème n’a pas de solution facile, les rapports archéologiques passent très vite sur le sujet. Mais la réussite colossale est bien là, matérialisée dans un monument qui, sous l’œil d’un ingénieur, dépasse de toute part la capacité que l’on attribue aux peuples de la préhistoire. Cette pierre gigantesque et d’autres semblables fécondent encore aujourd’hui notre imagination endormie, elles sont comme d’immenses totems, dont la fonction serait de nous rappeler la matérialisation d’une réalisation a priori impossible.

C’est pour ça que la modernisation des grands monuments, qu’ils soient mégalithiques ou non, est si absurde. Elle finit par annuler leur âme, elle dénature les réalisations de nos ancêtres et falsifie leur intention. Mettre des lumières LED dans un monument mégalithique ou des portes vitrées coulissantes dans une église romane peut rendre la visite plus confortable, mais c’est un sacrilège évident et, qui plus est, ce n’est vraiment pas beau : personne ne fait mille kilomètres pour aller voir l’entrée d’un hôtel ou la porte d’un centre commercial.

Les spécialistes confèrent au dolmen de Soto et aux monuments mégalithiques en général une fonction funéraire. Ils les considèrent comme tel – du moins dans les manuels scolaires et les documentaires –, car il est relativement courant d’y trouver des personnes qui s’y sont faites enterrer. Mais on peut se demander quelle splendeur peuvent apporter, à un tumulus funéraire déjà magnifique en soi, des pierres qui ne sont frappantes ni par leur couleur, ni par leur forme et qui sont parfois amenées de très loin. Dans le dolmen de Soto, il y a au moins deux blocs de pierre volcanique provenant très probablement de la région de l’Andévalo, à plus de 30 km de là. On peut se demander également pourquoi des individus qui ont été capables de déplacer un bloc de 21 tonnes avec des cordes, des leviers ou quoi que ce soit d’autre, ne semblent pas avoir été capables de tailler ces mêmes pierres pour leur donner un minimum de forme, comme dans les pyramides ou les temples grecs. Il est clair que, s’ils ne les taillèrent pas plus, ce n’était pas du fait d’une incapacité, mais pour une raison que les manuels scolaires ne sont pas non plus capables d’expliquer.

Un peu plus loin, nous poursuivrons cette question des sépultures, mais nous aimerions d’abord faire une observation un peu surprenante. Bien qu’il ait été clair que la restauration n’est pas de notre goût, il nous faut reconnaître que le site a été consciencieusement fouillé. Et des conclusions importantes ont été tirées grâce à cette rigueur. L’une des plus remarquables c’est la certitude que le grand dolmen et le tumulus de terre qui le cache sont une réutilisation de matériaux existants au préalable depuis on ne sait quand. Plus concrètement, tout semble indiquer qu’ils proviennent d’un cercle de pierres comme celui de Stonehenge (un cromlech), encore que j’aurais plutôt envie de dire comme celui des taulas minorquines, mais avec des pierres non taillées. Le périmètre dudit cercle coïnciderait avec le périmètre du tumulus actuel. Les pierres auraient été disposées verticalement, laissant un espace entre elles. Et au centre, peut-être, la grande pierre de chevet ou l’une ou l’autre des grandes dalles qui recouvraient le chevet du dolmen qui, rappelons-le, est sa partie la plus large et qui, comme nous l’avons vu, étaient perdues déjà avant l’excavation de M. Soto.

Tout cela a été vérifié parce qu’en creusant autour du dolmen (en fait, on devrait dire des dolmens, parce qu’il y en a au moins trois autres plus petits dans un rayon d’un kilomètre), on a découvert les trous où auraient été plantés les orthostates (pierres) verticaux, ainsi que les cavités et les fondations d’une série de bâtiments situés juste en face de l’entrée actuelle du dolmen. Ce qu’on n’a pas pu fouiller, semble-t-il, c’est ce qu’il y a sous le dolmen.

L’époque de la réutilisation des matériaux a été datée au début de l’âge du cuivre, vers le troisième millénaire avant J. -C., lorsque le monument mégalithique fut transformé en un grand dolmen grâce à la réutilisation des menhirs et des stèles. Depuis combien de temps était-il utilisé ? A-t-il été réutilisé plusieurs fois ?

Les gravures appartiennent-elles à une autre époque, ou aux deux époques ? Et pourquoi a-t-on cessé de l’utiliser ? Y a-t-il eu un changement dans la population ou dans la structure sociale du territoire (aujourd’hui territoire de Huelva) qui a provoqué la disparition des rites qui y étaient associés ? Serait-ce un dépeuplement momentané de quelques centaines d’années qui les a fait tomber dans l’oubli ? Ou une substitution violente ? Dans l’affirmative, combien y en aura-t-il eu au cours des cinq ou six mille ans d’ancienneté, ou plus encore, qui leur ont été assignés ?

La réutilisation de matériaux anciens pour construire de nouveaux monuments semble être une pratique relativement courante au cours de la préhistoire [2]. La question se pose alors de savoir s’il faut ou non généraliser cette pratique : les cercles de pierre et les alignements de menhirs sont-ils toujours antérieurs aux dolmens ? Les dolmens sont-ils le résultat de la destruction et de la fragmentation en plus petits morceaux d’énormes masses de pierres monolithiques semblables aux énormes menhirs de Carnac ? Ou plus encore, peut-on supposer qu’il y eu des destructions et réutilisations successives des grands menhirs, mais aussi de n’importe quel autre monument, jusqu’aux colonnes wisigothiques ?

Il est très frappant de constater que les différentes formes de « pierres plantées dans le sol », du menhir immense jusqu’à la colonne wisigothique, en passant par les stèles et les orthostates des dolmens, ont toujours à peu près la même intention symbolique : tracer un chemin vers quelque chose qui se trouve habituellement dans le chevet et qui est généralement placé horizontalement, normalement un autel (une pierre horizontale surélevée). S’agit-il de différentes façons de symboliser la même chose ? De manières successives de marquer un point ?

Toutes ces questions découlent du catalogage des dolmens en tant que monuments funéraires, comme nous l’avons déjà dit. Évidemment, à un moment donné, certains d’entre eux ont été utilisés comme tels, tout comme il y a eu des enterrements dans les églises, mais était-ce leur fonction principale ? Les églises sont-elles pour autant des tombes ou des monuments funéraires ? Peut-on dès lors affirmer que les dolmens ont été conçus comme des monuments funéraires ? En réalité, non, et ce serait bien que les manuels scolaires précisent qu’il ne s’agit là que d’une hypothèse. Une hypothèse qui, loin d’être prouvée malgré la certitude avec laquelle on nous la présente, laisse encore beaucoup de questions en suspens. Pour y répondre, plusieurs autres hypothèses complémentaires ont été proposées, mais elles montrent clairement que nous sommes loin d’avoir trouvé une réponse satisfaisante à la question des dolmens et des menhirs.

L’une des fonctions alternatives récemment attribuées aux dolmens est celle de « marqueurs territoriaux ». Ces grands monuments auraient servi à « signaler » les limites d’un territoire clanique particulier. Ils seraient alors un peu comme la pisse d’un chien, qui lui permet de marquer son territoire face à d’autres membres de la même espèce. Chaque clan aurait eu un marqueur ou un groupe de marqueurs. Ce qui est curieux, c’est que ce « langage » de démarcation se soit étendu à toute l’Europe, atteignant même l’Asie et l’Afrique. Encore une fois, on pourrait dire la même chose des églises. Leurs grands clochers servaient à délimiter les limites d’une paroisse et aussi à souligner son existence même.

On a également avancé une théorie selon laquelle ils serviraient de facteur de différenciation sociale, telle une marque de statut liée à la naissance des chefs (ce problème de l’origine de la différenciation sociale préoccupe beaucoup les spécialistes, je ne sais pas pourquoi). Il s’agirait là encore d’une fonction partagée avec les églises, où habituellement seuls les plus puissants pouvaient y être enterrés, et plus on était puissant, plus on était près de l’autel. Selon cette théorie, seuls les puissants pouvaient être enterrés dans le monument. En principe, il s’agit des chefs de clan et de leurs proches. Il est exclu, pour le moment, qu’on y ait enterré les chamans ou les mages.

Mais on pourrait se poser une question. Si les monuments mégalithiques, et en particulier les dolmens, copient de nombreuses fonctions des églises ; si ils copient leur géométrie architectonique, consistant en un couloir de colonnes et un autel ; si on retrouve la caractéristique de l’homogénéité stylistique et constructive au fil du temps ; et si ils ont également les uns et les autres une répartition géographique à peu près identique (ils sont présents en Europe, en Asie et en Afrique, avec un pourcentage de présence très similaire : ils abondent en Europe et il y en a moins dans les deux autres continents), alors ne serait-ce pas les églises qui imitent les dolmens ? Et la fonction première d’une église n’est-elle pas l’oraison, le culte ? Il semble clair qu’on devrait commencer à appeler les dolmens des « monuments rituels » plutôt que des monuments funéraires, même s’il est difficile de trouver un rite qui n’ait rien à voir avec la mort et la naissance.

Et si l’on aborde le thème de la lumière, la relation entre les dolmens et les églises atteint des extrêmes encore plus frappants. Tant chez les uns que chez les autres, la pénombre et l’orientation jouent un rôle déterminant et très souvent les solstices y sont signalés. Cela suppose en outre que, dans un cas comme dans l’autre, il y a eu une série de calculs astronomiques qui ont été transmis de génération en génération pendant des millénaires. Qui a été responsable de la préservation de ces connaissances pendant aussi longtemps et partout en Europe ? Des familles, des clans ou des tribus de portée locale et sans grands contacts les uns avec les autres ? L’hypothèse proposée par les manuels d’histoire, à propos de laquelle tout le monde est d’accord, souligne que les dolmens seraient des monuments funéraires érigés à l’initiative de chacun des clans ou tribus locales, comme nous le disions plus tôt, pour tenter de marquer leur territoire et souligner la splendeur de leur famille. Il s’agit de la théorie la plus largement diffusée et acceptée. Mais on rencontre de sérieuses difficultés pour expliquer l’énorme diffusion dans le temps et dans l’espace du phénomène des dolmens et surtout pour expliquer l’homogénéité technique du phénomène. Il y a certainement quelque chose qui dépasse le cadre strictement local du clan ou de la tribu.

Les anciennes structures claniques, et ne parlons pas des tribus, se composaient de quelques individus, une vingtaine ou une centaine tout au plus, et étaient exposées à d’innombrables vicissitudes associées à une survie très difficile. Fut-ce au sein de ces structures apparemment si fragiles que furent conçues, préservées et diffusées des connaissances aussi complexes ? Et d’autre part, acquérir toutes ces connaissances pour réaliser une seule construction ?

Nous connaissons certains cas, pas autant qu’on pourrait le croire, d’une ample uniformité technique et formelle dans le temps et l’espace. En Europe, le cas plus frappant est, comme nous le disions, celui des églises romanes et gothiques. Nous savons là que cette uniformité est due au déplacement des confréries de menuisiers, tailleurs de pierre et forgerons. Comme on le sait, les confréries ne répondent pas à la structure habituelle d’un clan ou d’une famille élargie. Ce sont des individus qui font partie d’une fraternité différente et qui, dès lors, peuvent donc se distancer de leurs liens familiaux et territoriaux. C’est ça la chose la plus importante : ce sont des structures « supra-territoriales », internationales dirions-nous aujourd’hui, plongées dans un océan de relations locales et fonctionnant comme un facteur de relation des unes avec les autres. Elles sont donc d’une importance capitale pour la transmission de la culture en Europe.

Ne serait-il pas plus facile de penser, étant donné ce que nous avons vu, que dans le cas des dolmens et des menhirs, il y a également dû y avoir quelque chose de semblable à ce type de confrérie itinérante ? Est-il si difficile d’imaginer qu’à cette époque-là, certaines personnes ont pu quitter leur milieu local et parcourir de longues distances en petits groupes ? Qu’est-ce qui provoque autant de rejet face à de telles théories ?

En général, nous avons tendance à accorder à nos ancêtres une capacité de pensée très limitée, et plus on remonte dans le temps, plus elle devient limitée. Mais rien ne dit qu’il en fut ainsi. Même si les conditions difficiles de survie ont limité l’acquisition de certains types de connaissances pour la majorité des personnes, cela n’exclut pas que, comme au Moyen Âge, de petits groupes d’individus aient atteint des niveaux de connaissances extraordinaires. Y compris comparées aux actuelles.

Les Néandertaliens, par exemple, se voient traditionnellement refuser la possibilité de ressentir la mort d’un frère, d’un fils ou d’un partenaire. On leur a même refusé la capacité de penser abstraitement (!) et, bien sûr, la capacité artistique. Cependant, l’archéologie, et surtout les nouvelles méthodes de datation, arrivent à des dates de plus en plus lointaines dans le temps pour certains objets et représentations de l’art rupestre qui n’étaient considérés jusqu’alors que typiques de l’homo sapiens, c’est-à-dire de nous. Les nouvelles dates commencent à faire douter sérieusement du fait que l’art rupestre soit exclusivement attribuable aux sapiens. Les preuves sur lesquelles reposait une prétendue et presque infinie supériorité intellectuelle de notre « espèce » s’effondrent, et avec elles le concept même d’ « espèce ». Notre attitude psychologique de nous croire supérieurs aux autres est en passe de ne plus être que cela : une attitude psychologique.

Le cas des dolmens, y compris celui de M. Soto, ne fait qu’appuyer cette idée : nous ferions bien de commencer à mettre au rebut notre prétendue supériorité intellectuelle. Le merveilleux I Ching, source et origine d’une grande partie de la profonde philosophie chinoise, a été écrit environ deux mille ans avant Jésus-Christ et il a été composé il y a facilement cinq ou six mille ans. Précisément à l’époque des constructeurs de dolmens et de menhirs.

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[1] Le site Web très détaillé est le suivant :

http://www.juntadeandalucia.es/averroes/centros-tic/21600660/helvia/aula/archivos/repositorio/0/1/html/wwwtierra/0000009da80efaa04/0000009da80f1492e/0000009daa1013c1f/index.html. Il contient également un lien vers le rapport d’Hugo Obermaier.

[2] Pilar López Garcia (coor.),  La prehistoria en la Península Ibérica  (La Préhistoire dans la péninsule Ibérique). Madrid, 2017. Dans le chapitre sur les mégalithes, on donne une petite idée des époques de ces réutilisations. À Huelva, il y a plusieurs cas de destruction et de réutilisation de cromlechs, par exemple celui de « Los Gabrieles ».