Le parler andalou

Il n’est pas facile de définir l’âme d’un peuple. Décrire son caractère et sa psychologie à partir de son parler est certainement une invention admirable et une façon peu habituelle de le faire.

Mais c’est pour cela que nous sommes ici, pour parcourir des sentiers moins battus et proposer de nouvelles façons de voir les choses.

Le parler andalou

Romualdo Molina
Octubre 2015

Dans le sud, la Langue castillane, le Parler andalou, la Pensée forment un trio, une trinité. Le même type de triangle que celui qui intègre les trois puissances classiques de l’âme : la mémoire, l’intelligence et la volonté.

Chaque sommet est sur un plan différent, comme les trois étages d’une maison : rez-de-chaussée, premier et deuxième étage ; trois terres, trois thebel, comme on dit en hébreu. La pensée invisible et imperceptible, faite d’esprit, se manifeste, pour les uns, de manière énigmatique et cryptique par ce pétillement verbal qu’est le parler andalou et, pour les autres, par la transmission articulée pouvant être écrite qu’est la langue castillane.image001

Le parler andalou et la langue castillane dans toute l’Andalousie, en particulier dans l’ancien royaume de Séville, et plus spécifiquement dans la très ancienne région de Doñana, sont unis comme l’âme et le corps. On peut toucher un corps, capter sa chaleur, respirer son souffle. On peut entendre une âme, la sentir, la faire nôtre en partie. Si Dieu le veut, si dyó kiere (si Dios quiere), dans leur parler, les Andalous se communiquent leurs pensées.

Le parler andalou, l’anima de l’arma (arma–arme pour alma–âme ; en andalou, alma se dit littéralement arma) avec laquelle nous exprimons nos pensées dans cette région, se compose de voyelles et de consonnes, comme beaucoup d’autres langues ; mais son caractère subtil et insaisissable se manifeste dans le double niveau de fonctionnement des unes et des autres. Les voyelles sont souveraines, extensives, expansives et presque illimitées. Les consonnes sont serviles, discrètes, incertaines et ont tendance à disparaître.

Le parler andalou exprime ses pensées sous forme de vocales, combinées en périodes ou phrases marquées par la mesure et l’accent. Puis, les consonnes les ancrent afin que brille, tremble, étincelle et crépite le son pur.

Lorsqu’on écoute quelqu’un traiter un sujet quelconque, sans le moindre intérêt, sans accorder la moindre importance aux sons qu’il émet, ni à la façon de les émettre, ni à l’intention ou à la pensée qu’ils expriment, quand on écoute l’autre parler pour parler, notre pensée semble également se désintéresser. Et ce bruit engendre une émotion qui est exprimée en langage andalou par la somme des voyelles: á-o-ái-oí. Tout le dédain du monde dans ces sons purs. Finalement, dans une troisième phase, la physiologie de l’appareil phonatoire humain et surtout ses habitudes l’obligent à articuler ce son interne, vocal, infini dans ses nuances, au moyen de coups et de pauses. Les consonnes minimales s’intercalent alors dans la phrase-vers : pálokáikoí.

Mais, ce parler andalou ne s’écrit pas, et non pas, par manque de talent, mais par excès. Dans la graphie, l’âme n’aurait pas de place. Sa graphie serait une tachygraphie, une note allusive rapide, une mnémotechnie valable pour celui qui le connaît. On peut ainsi trouver de nombreuses façons de l’écrire provisoirement. Les collectionneurs de paroles et de chansons andalouses et les auteurs-compositeurs se débrouillent de manière informelle. Chacun exprime le parler andalou avec une orthographe et des signes différents. Par exemple, une autre façon d’écrire la phrase-vers ci-dessus serait : paloqu’aicoí.

La traduction, approximative et physique, à la graphie castillane, qui rend impossible la prononciation de nombreuses nuances et convertit de nombreux mots instantanés en une seule formule, donnerait ceci : para lo que hay que oír – pour ce qu’il y a à entendre. La traduction écrite dénature l’émotion, la pensée et l’expression. En insistant tellement sur la valeur que nous attachons à l’écrit à notre époque, nous perdons finalement le sens de notre son intérieur.

Voici un autre exemple réservé aux philologues de l’andalou chevronnés : Noamoamoá (merveilleuse, amoureuse cadence symétrique et rythmique, et palindrome graphique) : Nos vamos a mojar – Nous allons nous mouiller. Comme pour la notation musicale du flamenco, l’auditeur rencontre d’énormes difficultés à transcrire ce qu’il entend. En ce sens, le flamenco et le parler andalous sont un peu comme les vieux gitans : leur être est insaisissable à la fixation par la lettre, se soumettre à une règle écrite quelconque va contre leur nature et, s’ils le font, ils font tout leur possible pour la déformer à leur guise.

La grammaire a partout cette fonction de fixer, de normaliser pour pouvoir atteindre plus de gens. La grammaire castillane fut élaborée, en principe, par Elio Antonio de Nebrija, un Andalou né tout près de la Région de Doñana, dans la ville de Lebrija. Lebrija, la Nebrissa tartessienne, affirme qu’elle fut fondée par le dieu Baco–Bacchus en personne (enfant-dieu, dieu d’outre-tombe, qui donna le vin et l’alcool), Baco qu’ici en andalou on appelle Paco (Paco est le dieu de la vid–vigne et de la vida–vie qui, en langage andalou, se dit vía–voie ; vie-voie sur laquelle transite l’Andalou de la naissance à la mort comme sur les rails de son destin écrit dans les étoiles). Nebrija parlait-il andalou ? Sans nul doute. Nó ní ná (No ni nada – bien sûr que si) !

Elio Antonio, de Lebrija, a pu établir la morphologie, la prosodie, la syntaxe et l’orthographe, autrement dit le corps de la langue, depuis sa résidence ancestrale dans l’âme. Peut-être parce qu’en tant qu’écrivain andalou, comme tant d’autres écrivains andalous, il dût d’abord adapter son parler intérieur au parler castillan écrit. Les grands écrivains de l’âge d’or sévillan étaient tous de magnifiques grammairiens et leur castillan était le plus parfait de tous. Pourquoi ? Parce qu’ils devaient connaître à la perfection l’arma–arme (l’alma–âme) de l’ennemi, sa manière de s’exprimer. Et de tellement la consulter et la soigner, ils l’apprirent mieux que personne. Les Indiens qui, au XIXe et au début du XXe siècle, se formèrent dans les collèges et les universités anglais écrivaient dans un meilleur anglais que les Anglais eux-mêmes. Les écrivains mexicains (Octavio Paz, Carlos Fuentes), colombiens (García Márquez), péruviens (Vargas Llosa), écrivent en castillan mieux que les Espagnols eux-mêmes. Paradoxes.

Quelqu’un a expliqué un jour que, tandis que le castillan était un langage articulé, visant à produire des formes de pensée schématiques, quadrillées, bien définies, le parler andalou avait en revanche une mécanique agglutinante, tendant à unir des sons avec d’autres et, par conséquent, à superposer des nuances et des sons dans une même phrase. En s’adaptant aux temps, le parler andalou aurait essayé de s’adapter à la grammaire castillane avec des élisions, des contractions, des réitérations et des allitérations qui retouchaient constamment la grammaire castillane, l’enrichissant, afin de conserver une mécanique de pensée agglutinante, celle-là même qu’utilise le japonais aujourd’hui… Laissons ici cette explication pour ce qu’elle vaut.

Mais qu’est-ce qui s’adapta à la grammaire castillane ? Quel son andalou parlait Antonio de Lebrija ? L’une des plus anciennes références que nos conservons de l’Antiquité à propos de ce parler andalou est celle d’Asclépiade de Myrlée, prestigieux philologue et grammairien grec, qui visita la région vers l’an 50 avant J.-C. et qui y resta jusqu’à sa mort. Elle est incluse dans la référence directe que fit le célèbre géographe Strabon (Géographie, III, chapitre I, 6) à ce territoire et à ses habitants :

« Du nom du fleuve qui l’arrose ladite contrée a été appelée Baetique ; elle s’appelle aussi Turdétanie d’un des noms des populations qui l’habitent. Ces populations, en effet, portent deux noms : celui de Turdétans et celui de Turdules; suivant les uns, ces deux noms auraient toujours désigné un seul et même peuple, mais suivant les autres (et Polybe est du nombre de ces derniers, puisque, à l’entendre, les Turdétans avaient pour voisins au nord les Turdules), ils désignaient d’abord des peuples différents. En tout cas, aujourd’hui, toute distinction entre ces peuples a disparu. Comparés aux autres Ibères, les Turdétans sont réputés les plus savants, ils ont une littérature (grammatiké), des histoires ou annales des anciens temps, des poèmes et des lois en vers qui datent, à ce qu’ils prétendent, de six mille ans ; mais les autres nations ibères ont aussi leur littérature, disons mieux leurs littératures, puisqu’elles ne parlent pas toutes la même langue. 

On peut donc dire que, si nos ancêtres d’il y a huit mille ans connaissaient le vers, agrémenté de musique et de chant, et l’expression du mouvement des bras (braceo), du déhanchement (contoneo) et du claquement des pieds (zapateo) qui constitue la danse – comme l’attestent les céramiques et les peintures rupestres –,cela n’était pas étranger à la rime, l’accent, la mesure, la métaphore et la récitation. Cela fait des millénaires qu’on compose ici de la poésie et il est évident que son usage est répandu dans toutes les couches sociales.

Dans la province de Huelva, de Cadix et de Séville, que ce soit les petites filles ou les grands-mères, les jeunes gaillards ou les vieillards, les hommes accomplis ou les femmes respectables, tous, lorsqu’ils n’utilisent pas, en guise de phrases toutes faites, des vers connus du chansonnier, ont tendance à forcer le parler andalou, se servant de la grande souplesse de sa prononciation, pour l’adapter au rythme moqueur des tangos, courageux des fandangos, piquant des sevillanas, gourmand des alegrías et réfléchi de la solea. Et parfois, sans s’en rendre compte, ils glissent vers le recitado ou le cantiñeo [1]. La poésie n’est pas ici un secteur réservé aux spécialistes. Ce peuple, de lui-même, parle en vers. Cela n’a rien d’étrange, il le fait depuis huit mille ans.image003

Le système de notation ibère

Il y a, par décret, cinq voyelles dans la langue castillane. Ce sont des concepts relatifs, bien sûr, mais il est vrai que, très souvent, le même signe graphique par lequel on représente un son a tendance à « copier » la manière dont ce son est prononcé. C’est un effet très curieux, mais facilement vérifiable : le signe qui représente le son /o/ copie la manière dont les lèvres doivent être placées pour émettre correctement ce même son. Et la même chose pour le signe qui représente le son /i/, /u/, etc.

Il est donc possible que, dans le passé, on ait utilisé la représentation graphique d’un son pour enseigner comment le prononcer, ce qui semble très significatif.

Quoi qu’il en soit, dans le parler andalou, les sons sont très difficiles à ajuster à un modèle unique. Dans le parler andalou, il y a une variété infinie de « aes ». Lorsque la vocalisation se fait en chantant, ce qui est la forme d’expression naturelle andalouse, les variantes utiles se multiplient intarissablement. Parce qu’intervient ici le phénomène du mélisme, qui charge la voyelle : une seule voyelle vibre dans une mélodie longue et complexe, constituée de tons, demi-tons et quarts de ton, qui dure aussi longtemps que le permet la capacité de souffle et plus encore, au point d’en arriver au bord de l’asphyxie, et qui provoque l’impossible abolition de toute autre lettre.

Cela devait se produire également dans la grammatiké tartessienne et ibérique, qui disposait déjà d’un alphabet avec cinq signes spécifiques pour représenter les cinq sons vocaliques que nous utilisons aujourd’hui en castillan (et en basque, en catalan, en galicien…). Il y avait également huit signes pour représenter les sons consonantiques qui articulent et différencient ces sons vocaliques. Autrement dit, ce système avait un haut degré de définition, il possédait tous les outils nécessaires pour séparer « correctement » les sons en les annotant. Mais il possédait également une caractéristique particulière aux systèmes plus anciens, une particularité que nous avons perdue aujourd’hui : il y avait un groupe de signes qui représentaient différents sons à la fois (qui étaient ambivalents) et qui en outre étaient syllabiques. Autrement dit, ils notaient des sons formés, on ne sait pas très bien comment, par des groupes de consonne et voyelle.

Ces signes syllabiques étaient au nombre de quinze et se regroupaient en trois groupes en fonction de l’endroit de la bouche où ils sonnaient :image005

Ce sont les lettres sacrées, composées de monosyllabes primaires, caractéristiques du premier langage des enfants, du babillage. Ces lettres syllabiques existent également dans l’alphabet linéaire crétois et, d’une autre manière, dans les kanjis idéogrammatiques chinois et japonais. L’invention consiste à accoupler certains types de lettres appelées consonnes qui apparaissent phonétiquement et inséparablement fusionnées avec chacune des voyelles, avec lesquelles elles produisent des syllabes occlusives. Nous retrouvons des indices de leur ancienneté et du caractère fondateur de l’invention dans le fait que le mot que nous utilisons aujourd’hui pour désigner la liste des caractères est encore et toujours celui d’abécédaire, soit le premier son de chacun des trois groupes.

Voici l’explication du cadre ci-dessus :

  • Consonnes syllabiques solides labiales : ba, be, bi, bo, bu.
  • Consonnes syllabiques solides gutturales : ka, ke, ki, ko, ku.
  • Consonnes syllabiques solides dentales : da, de, di, do, du.

Cela dit :

  • La même rune qui se lit /Ba/se lit /Fa/, et se lit /Pa/.

L’exemple par excellence c’est :image003

= qui peut représenter n’importe lequel de ces trois sons /Bako/, /Pako/, /Fako/ (plus les combinaisons avec les trois sons /Ko/)

  • La même rune qui se lit /Be/, se lit /Fe/ et se lit /Pe/.
  • La même rune qui se lit /Bi/, se lit /Fi/ et se lit /Pi/.
  • La même rune qui se lit /Bo/, se lit /Fo/ et se lit /Po/.
  • La même rune qui se lit /Bu/, se lit /Fu / et se lit /Pu/.

Et nous continuons :

  • La même rune gutturale qui se lit /Ka/, se lit /Ga/ et se lit /Ja/.
  • La même rune gutturale qui se lit /Ke/, se lit /Gue/ et se lit /Je/.
  • La même rune gutturale qui se lit /Ki/, se lit /Gui/ et se lit /Ji/.
  • La même rune gutturale qui se lit /Ko /, se lit /Go/ et se lit /Jo/.

Nous pouvons maintenant compléter l’exemple de Bako :image003

= /Bako/, /Bago/ /Bajo/

  • La même rune gutturale qui se lit /Ku/, se lit /Gu/ et se lit /Ju/

Et finalement :

  • La même rune dentale qui se lit /Da/ se lit /Za/ et se lit /Ta/.
  • La même rune dentale qui se lit /De/ se lit /Ce/ et se lit /Te/.
  • La même rune dentale qui se lit /Di/ se lit /Ci/ et se lit /Ti/.
  • La même rune dentale qui se lit /Do/ se lit /Zo/ et se lit /To/.
  • La même rune dentale qui se lit /Du/ se lit /Zu/ et se lit /Tu/.

Magnifique ! Parce qu’un seul texte ibère donne une variabilité de traductions possibles impressionnantes. Cette variabilité dans la façon dont sonne un signe est à la base de la poétique de toute langue, car elle permet d’adapter beaucoup plus facilement une phrase à un rythme déterminé. Si la phrase ne s’ajuste pas à ce rythme, on peut facilement trouver un son aux connotations similaires qui le remplace sans que le sens ne varie trop (c’est là le grand mystère !).

Quand il entendit les chansons de la Baetique, apportées au Latium par les légionnaires d’Italica, Horace, le plus grand des poètes romains, appela dédaigneusement cette façon de mesurer et de donner un rythme : « metrum horridum » (« métrique horrible »). Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis et la poésie des classiques a périclité et n’est plus à la portée que des érudits. Pour cette raison, l’homme occidental commun ignore aujourd’hui qu’aussi bien les Romains, que les Grecs et les Arabes n’utilisaient pas, dans leur poésie, l’accent qu’ils ne connaissaient pas. Ils mesuraient en pieds, composés de syllabes longues et brèves (syllabes brève + longue + longue, par exemple) dont ils avaient un répertoire limité qu’ils combinaient et qui nous semblent aujourd’hui insipides.

L’autre métrique, l’ « horrible », plus justement appelé metrum Saturnium, propre à la langue hispanique – celle de toujours, pourrions-nous dire –, est le système vocal qui est habituellement utilisé aujourd’hui par les Occidentaux et qui brille glorieusement dans toute l’inspiration andalouse, construite avec le parler andalou, dont nous avons donné tant d’exemples. Dans ce système, l’accent final et l’union ou la séparation des vocales intermédiaires au moyen d’accents peuvent modifier la métrique des vers (leur nombre de syllabes). C’est la raison pour laquelle l’Andalou accentue autant la dernière syllabe de chaque phrase :

¡No sabe ná! (No sabe nada – il ne sait rien ! [2])

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Illustrations de D. F. Lameyer empruntées à Serafín Estébanez Calderón, Escenas Andaluzas, Madrid, 1847.

[1] N.d.T. : Tangos, fandangos, sevillanas, alegrías, solea, recitado et cantiñeo renvoient à différents types de cantes (chants) flamencos.

[2] N.d.T.: Qui est en réalité souvent une manière de dire qu’il en sait beaucoup.

(L’association Delta de Maya a été aidée pour la publication de cet article par le soutien financier de l’Association Bislumbres.)