
Dans l’article de cette semaine, Alberto Donaire dissèque avec son regard d’artiste, l’une des références symboliques les plus significatives de ces deux ou trois derniers millénaires : la grenade.
Ce fruit, pour lequel Perséphone se retrouva liée pour le reste de sa vie au royaume d’Hadès, passa ensuite à l’iconographie chrétienne au cours du Moyen Age, lorsque surgit l’intérêt pour les cultures grecques et romaines.
Sa forte présence dans la région de Doñana a attiré notre attention depuis longtemps. Ce n’est donc pas un hasard, si nous relions cet article avec les précédents sur la Congrégation de la grenade auxquels il est étroitement reliés.
La grenade, un vieux symbole de futur (I)
Alberto Donaire Hernández
Mai 2015
Les symboles font irruption dans la pensée artistique : la grenade
Je suis artiste peintre et ma première approche de la grenade eut lieu, il y a près de trente ans, lorsque je l’ai choisie comme thème pictural du fait de ses possibilités esthétiques. Je vivais alors dans l’environnement du parc national de Doñana et une partie de mon activité professionnelle était liée à l’étude et à la communication des valeurs patrimoniales de ce territoire protégé.
J’avais toujours cru que le choix des différents éléments que je peignais dans mes tableaux survenait de manière fantaisiste et ludique, mais après avoir peint des grenades pendant des années, j’ai commencé à réaliser que ce fruit avait une relation symbiotique étroite avec certains aspects de la culture profonde occidentale dont le centre d’expansion semble se situer dans les marais du Guadalquivir.
Ces derniers mois, une grande partie de mon attention s’est centrée sur l’étude de cette icône et, peu à peu, telle l’image qui apparaît lentement dans la cuve de développement, s’est révélé un réseau complexe de significations et de synchronies, imprimées en un endroit de ma mémoire que je ne parviens pas à identifier, une image qui ressemble plus à la carte d’un trésor rare et oublié qu’à une réalité objective pratique.
Doñana est terre de vocations
Doñana est une terre charismatique, imprégnée au plus haut point de connotations mythologiques qui exercent un attrait puissant sur ceux qui parcourent ses paysages et visitent ses sites. Son nom évoque aujourd’hui la conservation de la nature et la recherche scientifique dans le domaine de la biologie et, dans le même souffle également, d’anciens cultes religieux insérés dans un réseau riche de manifestations folkloriques et mythologiques. La manifestation rituelle moderne de sa culture ancestrale est clairement dominée par le féminin, symbolisé par la figure de Marie. Comme on le sait, le culte prédominant dans la région de Doñana est l’invocation de la Vierge d’El Rocío, aussi appelée la Blanche Colombe (la Blanca Paloma), qui exprime clairement l’aspect féminin du Saint Esprit.
On a dit d’innombrables fois que Doñana était une terre de contrastes où, dans un espace relativement réduit, nous pouvions trouver des écosystèmes très divers sur lesquels, à leur tour, les saisons successives peignaient des paysages très différents dans leurs couleurs et leurs textures. Mais je dirais que Doñana est, avant tout, un lieu où se rencontrent deux manières opposées et complémentaires de concevoir la réalité que ses habitants et ses visiteurs n’ont pas encore appris à harmoniser : la raison et le symbole.
Chaque jour, les deux paradigmes se déploient et jouent l’un avec l’autre à Doñana : les adorateurs de Zeus parcourent les sables et les eaux portant des colliers de bagues pour oiseaux et peignent le vent avec leurs antennes à la recherche des signaux envoyés par les émetteurs fixés sur les animaux, tandis que les dévots et les dévotes de la Blanche Colombe arborent des médailles qui pendent au bout d’épais cordons et portent sur la tête de grandes fleurs ouvertes fixées par des peignes fins. Mais, les uns et les autres parcourent toujours, avec insistance, la même petite partie du royaume matériel, animique et mental qu’ils habitent, étrangers à l’immensité des territoires qui, au-delà de leur regard, convergent et fusionnent en un seul. Ainsi, les biologistes qui étudient l’aigle impérial ne savent rien des anciens Kurètes de l’abeille, qui jadis, en ces domaines, empruntaient les yeux de ces grands planeurs pour explorer de nouveaux territoires lointains où leur reine pourrait fonder une nouvelle colonie. Et les Rocieros, qui aujourd’hui déclarent faire le pèlerinage alors qu’ils sont montés dans de confortables véhicules tout terrain, ignorent tout des mémoires thésaurisées dans les profondeurs d’une goutte de rosée, qui est précisément le mystère qui donne sens à leurs rites.
Combien de secrets détient encore cette terre pour l’aventurier qui sait chercher au-delà de ses croyances !
Sainte Marie de la grenade à Doñana
La première chose que j’ai faite quand j’ai commencé à étudier la grenade fut de voir si ce symbole entretenait une relation spécifique avec la région de Doñana où je me trouvais. J’ai alors remarqué que la Vierge à la grenade était précisément la sainte patronne de Puebla del Río. Et j’ai commencé à tirer sur ce fil.
On sait que, dans la région de Doñana, l’image de la Vierge d’El Rocío et ses cultes accaparent le rôle principal des manifestations religieuses et ludiques. Pourtant, ses quatorze villages sont riches d’autres expressions qui, au cours de l’année civile, nourrissent le calendrier des rites et des fêtes, certaines d’entre elles extrêmement anciennes, profondes et enracinées.
En les repassant, en étudiant village après village, les pèlerinages, les patronages et les dévotions, nous avons fini par découvrir que la dévotion à Notre-Dame de la grenade, un patronage très rare dans l’ensemble de la chrétienté, a cependant une présence très significative dans plusieurs villages de cet région et dans d’autres endroits proches.
En effet, j’ai pu facilement constater que les 17 vierges dites à la grenade ou qui tiennent des grenades, que j’ai rencontrées en Espagne [1] (peut-être y en a-t-il l’une ou l’autre de plus), se trouvent dans le quadrant sud-ouest et que 10 d’entre elles se trouvent dans les provinces de Séville et Huelva, près de la région de Doñana. Ainsi, Notre-Dame de la grenade est la patronne de Puebla del Río ; à Moguer, elle est titulaire de l’église paroissiale. La Vierge des Miracles, la patronne de Palos de la Frontera – qui se trouve au monastère de La Rabida depuis pas très longtemps – tient une grenade dans la main droite. Il y a aussi une vieille image de la Vierge à la grenade à Villamanrique qui, jusqu’à récemment, était portée en procession avec le patron, saint Rocq [2].
Toujours dans la région de Doñana, bien qu’en dehors de l’actuel « espace naturel », nous retrouvons la grenade à Niebla ainsi que dans la main de la Vierge de la Cinta, patronne de Huelva, à Benacazón, à Guillena, dont elle est également la patronne, et à Séville. Là, il y en a en principe trois, une à San Lorenzo et deux dans la cathédrale. L’une d’entre elles est une sculpture baroque qui a sa propre chapelle dans le Patio de los Naranjos, près de La Giralda, et l’autre se trouve dans un ensemble sculptural en céramique d’Andrea Della Robbia dans la chapelle dite de Scala.
Un peu plus loin, également dans la province de Séville, nous retrouvons la Vierge à la grenade dans les villages de Cantillana et d’Osuna. Au nord de la province de Huelva, elle est la patronne du petit village de montagne de La Granada de Río Tinto, et plus au nord, dans la province de Badajoz, dans les localités de Llerena et Montemolín, où elle est la patronne, ainsi qu’à Fuente de Cantos, où elle le fut.
L’origine de la grenade comme invocation chrétienne
En 1740, le jésuite Juan de Villafañe, qui enseignait la théologie à Salamanque, publia un livre au long titre de « Compendium historique informant des images pieuses miraculeuses de la Reine du ciel et de la terre, la Très Sainte Vierge Marie, vénérée dans les sanctuaires les plus célèbres d’Espagne ». Cet ouvrage, qui prétend s’occuper des images mariales les plus importantes d’Espagne [3], consacre trois pages à l’invocation de la grenade. Villafañe affirme, mais il ne précise pas ses sources, que la première fois qu’apparut une image de Sainte-Marie avec le titre de « à la grenade », cela se produisit à Llerena en 1241, quand Elle apparut, avec son fruit à la main, dans un grenadier, à un aumônier de l’ordre de Santiago, à qui, après lui avoir confié un message pour le maître, elle laissa pour preuve le fruit en plus d’un simulacre d’elle-même… en tant que vierge noire. Ce moine était apparemment un proche du maître Pelayo Perez Correa, qui était là avec son armée pendant la campagne d’occupation menée par le roi Ferdinand III. Villafañe continue en disant qu’à Séville également, à l’époque où il écrit (XVIIIe s.), cette invocation de la grenade avait eu beaucoup d’importance, et non seulement dans certaines de ses églises (San Agustín et San Roman [4]), mais encore dans la principale d’entre elles, la cathédrale, où il en cite au moins quatre exemplaires, dont la plus remarquable était la vierge de la Sede, titulaire du temple, dont quelqu’un assura au jésuite que la sphère de cristal et d’or qu’elle tenait avait la forme d’une grenade selon le désir du roi Alphonse X, que voulait ainsi commémorer le miracle de Llerena.
Quoi qu’il en soit, les endroits où apparaissent des images de la grenade sont : le sud de l’Estrémadure, Huelva et Séville, et les moments où ces présences sont définies sont, dans le texte de Juan de Villafañe, associées à deux époques bien différenciées où les cultes à la Vierge Marie furent fortement stimulés. Deux époques, bien sûr, caractérisées par une impulsion culturelle et scientifique extraordinaire, toujours remise en question et menacée par ceux qui croyaient devoir arrêter l’avance de mouvements qualifiés par eux d’hérétiques, menaçant la stabilité du pouvoir doctrinal et politique de l’Église catholique : l’apogée du Gothique au XIIIe siècle, à l’époque de la guerre contre les Cathares dans le sud de la France, mouvement précurseur du culte à Notre-Dame qu’Alphonse X étendra dans toute l’Espagne à travers la figure de Marie ; et la Renaissance et le Baroque du XVIe et XVIIe siècle, à l’époque de la lutte contre les Illuminés du sud de l’Espagne et de la définition du dogme de l’Immaculée que ce mouvement promouvait [5].
La grenade comme attribut iconographique
Dans la religion catholique, comme dans la gréco-romaine ou l’hindoue, entre autres, les croyants peuvent identifier les représentations de la divinité ou des saints et les aspects de chaque principe ou figure que l’on veut souligner à travers leurs éléments symboliques archétypiques correspondants. Si nous voyons un homme adulte mais jeune avec des cheveux longs et une barbe soignée, d’aspect royal et serein qui, soit est monté sur un âne et porte une palme, soit est assis à table au milieu d’un groupe d’hommes, soit est nu et cloué sur une croix, nous savons sans le moindre doute qu’il s’agit d’une représentation de Jésus-Christ. Et nous nous attendons à voir Marie, sa mère, en tant qu’adolescente comme flottant sur un nuage avec un cercle de douze étoiles autour de la tête, en tant que mère, debout, portant l’Enfant sur son bras gauche, ou encore assise, soutenant le corps nu de son Fils adulte mort. Saint Jean-Baptiste, nous nous attendons à le voir vêtu d’une peau de mouton avec une fine croix au bout d’un long mât, Jean l’Évangéliste, avec une plume et un papier à la main et protégé par un aigle. Saint Joseph avec une verge fleurie (lys), saint Antoine avec une fleur de lys et une tonsure, sainte Catherine avec une roue munie de dents, etc.
L’Inquisition, qui avait des inspecteurs et des spécialistes dans différents domaines, en eut également en matière d’iconographie. Ils étaient chargés d’établir la façon dont tout l’univers doctrinal devait nécessairement être représenté et d’estimer si une représentation donnée s’ajustait au canon imposé ou pas, tout en conseillant les tribunaux quant à la gravité des fautes commises. Mais, comme on dit, la loi est souvent violée par celui-là même qui l’a faite. Ainsi certains personnages remarquables dans les hiérarchies du moment, comme le furent par exemple le licencié Francisco Pacheco et plus tard son neveu le peintre, entre autres, se trouvaient en même temps parmi les principaux responsables d’un puissant mouvement social qui ébranla l’institution pendant des décennies. C’est en effet depuis le cœur même de la doctrine que certaines des organisations les plus notables s’opposant au courant provenant du pouvoir établi montrèrent à celui qui savait les reconnaître les signaux identificatoires de leurs propositions idéologiques et de leur activité. L’iconographie exprimée dans les œuvres d’art fut, comme nous l’avons dit, l’un des domaines qui se prêtait le mieux à cela, de sorte que la représentation des figures sacrées, y compris tout le panthéon des saints, en vint à conformer un univers compliqué rempli d’allusions subtiles et de messages cachés qui coexistaient avec les messages officiels. Les exemples ne manquent pas et bien peu doutent aujourd’hui (les plus récalcitrants ou les mal informés) de la forte charge hétérodoxe exprimée par les Vierges noires médiévales – qui n’étaient absolument pas noires à cause de la fumée des bougies –, le corbeau de saint Vincent ou le genou découvert de saint Rocq.
Les deux époques où, tel que nous l’avons dit plus haut, apparaissent les Vierges à la grenade sont donc le XIIIe siècle, avec l’expansion sur la péninsule de ce qu’on a appelé la Renaissance du XIIe siècle, et le XVIe siècle avec la Renaissance italienne qui, depuis la domination espagnole en Italie, imprégna toute la culture ibérique. L’un et l’autre sont des temps d’étude et d’assimilation du modèle développé dans l’Antiquité gréco-romaine. Aux deux époques, la connaissance de la mythologie a donc joué un rôle important parmi les intellectuels et les artistes qui, très souvent, composaient leurs œuvres autour de thèmes mythologiques pour lesquels ils faisaient preuve d’une grande érudition. Nous connaissons d’ailleurs trois Vierges à la grenade dans la peinture de la Renaissance italienne, et précisément chez des artistes qu’on a également associés à des mouvements hétérodoxes très semblables aux mouvements espagnols : nous voulons parler de Botticelli, Léonard de Vinci et Raphaël.
Madonna della Melagrana, Sandro Botticelli (http://en.wikipedia.org/wiki/Madonna_of_the_Pomegranate)
Au Moyen Age, la scolastique mettait en relation la pensée classique et la pensée chrétienne essayant de les harmoniser l’une l’autre. Mais, quand Alphonse X s’occupe des thèmes mythologiques, par exemple quand il raconte l’arrivée d’Hercule à la Péninsule ibérique, dans son « Estoria de España » ou à différents moments de sa « General estoria », il le fait de manière directe et indépendante. On voit à cela que lui et son entourage d’intellectuels avaient une connaissance vaste et approfondie de la mythologie classique et qu’intégrer ce patrimoine faisaient partie de leur programme culturel et politique. Au XVIe siècle cependant, la connaissance de la mythologie a pleinement acquis ses lettres de noblesse et il est indispensable, pour n’importe quel peintre ou écrivain, de les dominer.
L’importance donnée au monde classique gréco-romain aux deux époques où apparurent les Vierges à la grenade et la tentative de comprendre les connotations contenues dans ce symbole nous ont amené à considérer le rôle que ce fruit a pu avoir dans cette mythologie. Et il se fait qu’invariablement le grenade symbolise à la fois l’abondance, la fertilité et l’unité de la création, et non seulement dans la mythologie grecque, mais dans tellement d’autres que nous pensons qu’elle a un caractère universel. Pour l’Église, la grenade symbolise le monde ; les pointes du calice qui entourent les étamines, la couronne du Christ-Roi ; et les grains, la fertilité et l’unité de l’Église sur la Terre. Le Feng Shui chinois la prescrit pour combattre l’infertilité, et il existe au Vietnam une légende d’une grenade qui s’ouvrant laisse venir cent enfants [6]. En Anatolie, les prêtres phrygiens d’Attis, fils et amant émasculé de Cybèle, portaient des couronnes de grenades lors de leurs rites ; les chapiteaux des colonnes du Temple de Salomon, Jakin et Boaz, étaient des grenades, et on les retrouve même sur le retable de la Vierge d’El Rocío. Mais de toutes les légendes que nous pouvons considérer, aucune n’est aussi connue que celle de Perséphone et d’Hadès, pourtant si sommairement lue généralement. Ou du moins, telle est notre opinion après avoir vérifié que certaines des significations que nous croyons voir se déployer devant nos yeux sont absentes des interprétations du mythe que nous avons pu étudier. Il se peut que notre imagination construise des châteaux en Espagne, mais peut-être avons nous été réellement capable d’écouter les révélations que chuchotent les muses. Quoi qu’il en soit, dans la deuxième partie de cet article, que nous espérons publier bientôt dans cette même page, nous raconterons à nos lecteurs certaines de nos conclusions et de nos doutes au sujet de la lecture de ce symbole de la grenade.
Vierge à la grenade de la cathédrale de Séville, Andrea Della Robbia
[1] Il y a une Dame à la grenade au Portugal qui ferait le numéro 18. Curieusement, elle se trouve dans le couvent franciscain d’Arrabida, près de Setubal, et fut apportée là par l’espagnol Fray Martin de Benavides au XVIe siècle.
[2] Depuis quelques années, elle ne se trouve plus à son emplacement dans l’église, mais dans un domicile particulier, où elle fut accueillie par un habitant qui la protégea de la menace d’un certain curé.
[3] Dans ce livre, on ne mentionne absolument aucune image au sud de Huelva portant le nom de Vierge d’El Rocío ou de Las Rocinas, ce qui nous amène à penser qu’à ce moment-là, elle n’était pas une image suffisamment célèbre.
[4] Ces images n’existent plus. Curieusement, « reman » en arabe signifie « grenade » de même que le mot hébreu « remon ». Et sans aller plus loin, grenade se dit aujourd’hui en portugais « romã ».
[5] Voir les articles « Traces médiévales de Doña Ana 1 et 2 » et « Tel une jolie rose plantée à Jéricho 1 et 2 ».
[6] Durand M., Imagerie populaire vietnamienne, Paris, 1960.
(L’association Delta de Maya a été aidée pour la publication de cet article par le soutien financier de l’Association Bislumbres.)