Géohistoire de l’embouchure du Guadalquivir

Dans cet article, nous examinons l’évolution géophysique fascinante de l’embouchure du Guadalquivir : baie, lac, puis marais, dans cet ordre.

Il est tout aussi important de savoir où vous mettez les pieds que de savoir où vous avez la tête, de sorte que cette semaine, nous nous consacrons à explorer le territoire, à étudier le sol que nous foulons.

Géohistoire de l’embouchure du Guadalquivir :
Du golfe de Tartessos au Lacus Ligustinus

Taíd Rodríguez Castillo
Août 2015

Nous vivons une époque consacrée à la spécialisation. « Moyen Âge, Renaissance et Spécialisation », diront les programmes d’étude dans quelques années. Et il est très difficile pour un spécialiste de ne pas s’isoler de son environnement. Dans la chaîne de montage d’une usine, celui qui pose les vis n’a pas besoin de connaître celui qui les enfonce ; de la même manière, dans la chaîne de montage du savoir celui qui consacre sa carrière professionnelle à une discipline ne doit pas nécessairement connaître la discipline voisine.

C’est particulièrement frappant dans le type d’études auxquelles nous nous intéressons à Delta de Maya. Il est frappant, pour commencer, qu’il existe une discipline « indépendante » qui se consacre exclusivement à l’histoire, alors que l’histoire, semble-t-il, devrait faire partie de chaque discipline. Le fait que les historiens se soient réservés le droit d’écrire l’histoire réduit notre compréhension de celle-ci. D’abord par le choix des sujets. De par sa formation, l’historien évite habituellement les questions techniques. Il fait l’histoire des choses simples, comme la politique, les rois, les batailles. Parfois, il tente d’interpréter des événements complexes, mais il le fait habituellement par ajouts successifs de ce qu’on a appelé « politique, société et culture ». En revanche, il lui est très difficile d’avancer dans la reconstruction du passé quand il lui faut prendre en compte des variables complexes tels que le climat, la géographie, l’épidémiologie ou les grands mouvements de population, dont il ignore généralement les raisons. Il accorde une grande valeur à la religion, mais il ignore pratiquement tout des cultes anciens et des traditions religieuses autres que la tradition chrétienne ou, tout au plus, hébraïque.

Pour combler ces lacunes, il ne va presque jamais demander de l’aide aux géographes, aux ethnologues ou aux biologistes. Il peut parfaitement écrire une histoire de l’écriture sans connaître le symbolisme des signes qui la constituent, il se fiche pas mal de la relation entre le signe et le son (car il ignore presque toujours comment sonnaient les langues anciennes) et il ne pense pas avoir besoin d’aucune connaissance préalable de linguistique pour exprimer la relation qui existe entre la syntaxe et les façons de penser. Les grands progrès des neurosciences pour déterminer comment nous acquérons le langage le laissent froid, car il sait déjà tout sur les « populations de l’Antiquité », qui finissent par former dans son imaginaire une espèce à part, bien définie, séparée de la ligne du temps et inaccessible à tous sauf à lui et à ceux qui sont comme lui.

Dans cet article, nous aimerions imprimer une image, quoique éphémère et imparfaite, montrant combien vit ainsi éloigné de la réalité cet historien archétypique et souligner l’importance cruciale de la collaboration entre les différentes disciplines. L’étude de l’évolution historique des populations qui ont habité le delta du Guadalquivir nous a appris à quel point cette collaboration est inéluctable, en particulier en ce qui concerne la géographie. Vous ne pouvez pas faire une étude de Tartessos ou des habitants des rives du Lacus Lagustinus (Lago Ligur) sans tenir compte des transformations rapides et profondes qu’a souffert l’environnement physique dans lequel ils vivaient. Et cela précisément parce que la vitesse et la profondeur de ces transformations du paysage ont dû être l’un des moteurs les plus actifs de leur dynamique de changement.

C’est l’un des grands péchés que nous, les historiens actuels, avons tendance à commettre : nous méprisons l’influence du milieu physique sur l’évolution des choses (parce que nous le croyons insignifiant) ; et nous exaltons et valorisons plus que tout les facteurs mentaux, en particulier la raison, donnant toujours à la politique, par exemple, le rôle principal dans l’explication de ces dynamiques de changement.

Pourtant, quand nous approchons l’évolution géohistorique du grand Lacus Ligustinus, nous rencontrons plein de surprises. Les deltas ou embouchures des grands fleuves sont ainsi généralement. En Égypte, l’évolution du delta du Nil a laissé perplexes de nombreux spécialistes. Savoir exactement quelles étaient leurs rives et leurs principaux bras aux différentes époques est essentiel pour le travail des archéologues. La technologie moderne, en particulier la photographie par satellite, la datation au carbone 14 et les programmes de traitement de données, ont bien sûr renversé la situation de quasi cécité dans laquelle nous nous trouvions auparavant, avec des méthodes de recherche rudimentaires et presque artisanales, laborieuses et très coûteuses. Les nouveaux outils ont démontré qu’une personne, travaillant pendant quelques heures chez elle sur une photo satellite, pouvait découvrir ce qu’une équipe de pas moins de cinq personnes cherchait laborieusement sur le terrain à partir de fouilles et de prospections. Le delta du Guadalquivir n’a pas encore mérité de la part des spécialistes le degré d’attention dont a fait l’objet le delta du Nil. Mais quand ce sera le cas, il nous révélera probablement une multitude d’îles, de temples, de promontoires, de canaux et de ports similaires à ceux du delta du Nil.

En attendant de recevoir une plus grande attention, il existe cependant déjà un certain nombre de travaux et de chercheurs qui ont jeté les bases de ce qui sera, dans un avenir proche, l’un des grands champs d’étude de l’Europe : le grand Lacus Ligustinus.

Composición 2 a base de fotografías por satélite buena

Composition à partir de photographies satellites. Extrait de Carlos Alonso et Loïc Ménanteau, « Les ports antiques de la côte atlantique de l’Andalousie » dans L. Hugot et L. Tranoy (eds.) (2010), Les structures portuaires de l’Arc atlantique dans l’Antiquité.

Évolution historique de l’embouchure du Guadalquivir

Si vous vous situez en haut de la côte qui conduit, parallèlement au fleuve Guadalquivir, à l’église de Puebla del Río et que vous regardez vers le sud ou vers l’ouest, vous pourrez admirer la grande plaine que constitue le marais, aujourd’hui en grande partie reconverti en d’immenses champs de riz. Le villageois expérimenté saura vous dire par où passait tel ou tel bras ou où ils construisirent tel ou tel canal. Car c’est traversant cette immense plaine que le fleuve s’est frayé un passage jusqu’à l’océan, presque quatre-vingts kilomètres plus bas, à Sanlucar de Barrameda. Quatre-vingts kilomètres qui séparent l’emplacement de l’embouchure actuelle de l’ancienne, de celle qu’avait le grand fleuve il y a 6500 ans. Si le spectateur pouvait se situer à cette date et en ce lieu, il aurait devant lui non pas cette grande plaine marécageuse, mais les crêtes des vagues de l’océan battant presque sous les pieds. Et regardant vers le nord, il verrait l’embouchure du fleuve qui, à hauteur de Puebla et de Coria, débouchait alors dans l’océan entremêlant ses eaux et formant sûrement également un delta.

Cette énorme baie pratiquement inconnue est peut être la protagoniste des nombreuses légendes qui peuplent de sirènes et de tritons les territoires d’Ebora, Asta, Trebujena et Sanlúcar. C’était peut être même l’endroit d’où partirent les grands navires de Tartessos qui sillonnaient les mers bien avant que l’époque de Salomon ne les immortalise. Si Tartessos fut autrefois une grande puissance maritime, un empire thalassocratique dont la richesse était proverbiale déjà dans l’Antiquité, je ne vois pas de meilleure époque que celle-là ni de baie mieux protégée.

Il se peut que la fermeture progressive de la baie fluviale à partir de cette époque soit un élément essentiel de la décadence de cet empire. Ses principaux ports durent perdre leur profondeur et ses grands navires leur tirant d’eau. Les écuries d’Augias durent se colmater, comme dit la mythologie, exigeant des travaux d’ingénierie de plus en plus grands pour que les navires puissent encore accéder aux ports. Finalement, on peut penser qu’ils durent prendre la même résolution que, longtemps après, dû prendre également la monarchie espagnole devant la perte progressive de fond de son principal port de mouillage à Bonanza : le déplacer à un endroit plus ouvert.

Mais comment cette baie a-t-elle fini par se refermer ? La théorie généralement admise est celle qui affirme une baisse continue de deux à quatre mètres du niveau de la mer de 6500 BP (Before Present = avant aujourd’hui) à 4500 BP – ce qui n’est pas mal pour une plate-forme aussi plate – à laquelle s’associa la formation de « flèches littorales » ou cordons de dunes.

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Fig. 1 Position relative du niveau de la mer au cours des derniers millénaires. Courbe proposée pour le Golfe de Cadix (réuni et modifié de Zazo et al., 1994 ; 1999 ; Lario 1996 ; Rodriguez, 1996 ; Borja et al., 1999 ; Luque, 2002).

On connaît les élévations et baisses successives du niveau de la mer (fig. 1) grâce à la relativement grande quantité d’études sur la formation des différentes couches du sol qui constituent le marais actuel, surtout des zones dunaires et de celles où persistent encore d’anciennes falaises. Analysant leur microfaune fossilisée, on obtient des datations au carbone 14 assez précises. Les photographies aériennes ont également contribué à reconnaître les zones où il était possible de rechercher des données sur l’évolution de la ligne de côte. Sur la fig. 2, nous pouvons voir clairement cette évolution au cours de la période récente. Il s’agit de la rive droite du fleuve (qui donne sur Doñana) et l’image représente l’évolution de la côte au cours des 1500 dernières années :

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Fig. 2 Succession de dunes stabilisées séparées par des « corrales » (bosquets). Elles ont permis de dater l’évolution de la ligne de côte. «El río Guadalquivir, del mar a la marisma. Sanlúcar de Barrameda. Vol. II.» Article de Loïc Ménanteau.

Les « flèches littorales » sont des accumulations de sable qui se forment en avant des côtes, constituant des barrières. Habituellement, elles se forment laissant à découvert une partie du fond marin, engendrant une petite île. À partir de là, la marée et le vent dominant font grandir l’île jusqu’à la connecter parfois avec une plate-forme de terre ferme. Dans le cas de la baie qui nous occupe, son entrée a été fermée par la barrière de Sanlúcar qui a rendu possible une métamorphose a priori impensable : la transformation de la baie en une grande lagune côtière. Un phénomène très similaire à celui que nous pouvons trouver à Tindari, en Sicile, mais de dimensions infiniment plus grandes.

TindarisLagune

Banc de sable et lagunes de Tindari, en Sicile. (https://www.wikiwand.com/it/Patti)

À mesure que se referma l’entrée d’eau de mer à la baie, un nouvel équilibre de forces s’établit. L’eau de la rivière gagna du terrain et dessina un grand lac d’eau douce, avec cependant des apports d’eau salée. Contrairement aux lacs intérieurs c’était un lac peu profond, un palus, un marécage. Parallèlement, la faune et la flore s’adaptèrent à ces changements et, avec eux, durent s’adapter également les populations qui habitaient le palus, qui occupaient les rives du lac.

La dernière phase fut celle du remplissage de la lagune. Comme ni la mer, ni le fleuve ne réussirent à renverser la barrière, les boues, les sédiments et le sable que charriait le fleuve s’accumulèrent dans son embouchure, formant des îlots à l’intérieur de la lagune pour ensuite la colmater presque complètement au point de ne la rendre navigable qu’à certains endroits et dans certaines conditions. La lagune se transforma une fois de plus, cette fois en un marais.

Un véritable labyrinthe de canaux, étiers, « lucios » (lagunes temporaires), lagunes et estuaires, chacun ayant ses caractéristiques et ses dangers, tous protégés par la barrière de Sanlúcar, que seul un pilote expert pouvait traverser, profitant de la confluence d’un certain type de vent et d’un certain type de marée, c’est ce que rencontrèrent les Grecs puis les Romains. Le grand fleuve, qu’ils appelaient Betis, se frayait déjà un passage entre les sables de l’ancien fond marin et débouchait dans la mer par trois bras clairement reconnaissables (Fig. 3).

figure 3 Evolucion de la costa atlántica onubense

figure 3 b Evolucion de la costa atlántica onubense

Extrait de A. RODRIGUEZ-RAMIREZ, J. RODRIGUEZ-VIDAL, L. CACERES, L. CLEMENTE, M. CANTANO, G. BELLUOMINI, L. MANFRA Y S. IMPROTA, « Evolución de la costa atlántica onubense desde el máximo flandriense a la actualidad ». Boletín Geológico y Minero. Vol. 108-4 et 5 Année 1997 (465-475).

(L’Association Delta de Maya a été aidée pour la publication de cet article par le soutien financier de l’Association Bislumbres)