Gargor, les géants et les divins Curètes

On enseigne dans les écoles et les manuels scolaires que la mythologie grecque fut seulement grecque et qu’elle se réfère à des événements qui se passèrent au-delà des temps dans ce pays. Mais il semble qu’il n’en soit pas exactement ainsi : de nombreux mythes mis par écrit par les Grecs étaient antérieurs à eux et se référaient à des traditions partagées par toute la Méditerranée.

Gargor, les géants et les divins Curètes

Taíd Rodríguez
Novembre 2015

Un texte déconcertant de Justin, historien romain du IIe ou IIIe s. après J.-C., nous dit : « Les bois des Tartessiens, où l’on dit que les Titans livrèrent bataille aux dieux, furent habités par les Curètes, dont le très ancien roi, Gargoris, fut le premier à inventer l’usage de recueillir le miel. » [1]

Difficile à dire en moins de mots. Il est curieux que cette référence, le seule de la littérature classique qui traite de ce sujet, apparaît dans un résumé d’une œuvre aujourd’hui perdue qui décrivait l’essor, le développement et le déclin de la dynastie macédonienne. Parce que Justin résume ou plutôt effectue une compilation d’extraits d’un ouvrage écrit trois siècles plus tôt par un Gaulois romanisé de la région de Narbonne appelé Trogue Pompée. Le grand-père de Trogue avait sûrement porté les armes sous Pompée dans les guerres en Hispanie, suffisamment bien que pour être adopté par lui et pouvoir porter son nom. Son père servit également à Rome comme interprète (cette fois, il s’agissait de César). Qui sait, peut-être a-t-il été l’une des personnes qui ont informé le grand général à propos des coutumes des Gaulois, des informations qui inspirèrent ensuite sa célèbre Guerre des Gaules, l’un des rares documents historiques qui nous a transmis quelque chose, aussi peu que ce soit, à propos des coutumes de ce peuple.

Par ailleurs, Trogue Pompée vécut probablement à l’époque d’Auguste. Ses connaissances étaient, apparemment, assez vastes, allant de l’histoire naturelle à la mythologie, en passant par la littérature et l’histoire, mais il est vrai que ces savoirs étaient à l’époque bien moins séparés qu’aujourd’hui. Certaines de ses œuvres semblent avoir aidé d’autres écrivains et naturalistes postérieurs, comme Pline l’Ancien. C’est curieux, parce que cet auteur est précisément l’exception qui confirme la règle : on trouve chez lui la seule référence à la présence de Curètes sur la péninsule Ibérique (en admettant que les forêts des Tartessiens se trouvaient sur le territoire de l’actuel Tartessos historique), plus précisément, dans le sud de la Péninsule. Il s’agit d’un toponyme que l’on retrouve dans l’une de ses œuvres, celui de litus curense, qu’il situe en face de Gadès (Cadix) [2]. Grâce à l’existence de cette autre référence, on n’a pas, aujourd’hui, assumé pleinement la correction que l’on fait au texte de Trogue (comment nous aimons modifier les écritures !), une correction qui remplace Curètes par Cunètes ou Cynètes et qui pourrait conduire à l’erreur historique de confondre les « prêtres » (curas) et les « cavaliers » (jinetes), ni plus ni moins (et qui rappelle cette traduction de Luther que élimina, d’un seul trait de plume, le mot Tharsis de la Bible et le remplaça par « navires de Tharsis » et ensuite rien que « navires »).

Le savoir encyclopédique et englobant de Trogue explique sa capacité à enrichir une œuvre qui, en principe, devait être purement historique. En tout cas, le fait qu’il soit né dans la région de Narbonne et soit donc familiarisé avec les traditions des Ibères qui ont longtemps vécu des deux côtés des Pyrénées, entre l’Èbre et le Rhône, renforce notre confiance dans son texte. Il est possible que ces Ibères aient vécu, longtemps avant, dans une zone géographique différente. Il est possible aussi que ces Ibères fussent les mêmes ou qu’ils aient été en relation avec ces autres Ibères qui apparemment vécurent à l’embouchure des fleuves Lixus et Iber, fondèrent et habitèrent la ville de Herbi, et furent voisins immédiats des Tartessiens, comme nous le dit Avienus dans son Ora maritima (Rivages maritimes[3]. Il serait plus étrange que ce soit un Grec qui nous informe avec tant de minutie et de justesse, car ceux-ci étaient habitués à réaliser leurs rapports à partir de matériaux collectés, de deuxième ou de troisième main, et à se montrer sceptiques à leur sujet. Chez Trogue par contre, il n’y a aucune trace de scepticisme, la description est précise et concise, comme s’il s’agissait de quelque chose qu’il avait toujours connu. Il fait en outre le lien avec le récit de la légende de Gargor et Habis, une autre légende dont il est l’un des rares référents écrits et qui semble résolument ancrée dans l’extrême occident européen.

Les traditions mythologiques de la Méditerranée

Ce que nous dit essentiellement le texte de Trogue, c’est que dans les forêts de l’ancien delta du Guadalquivir coïncidèrent Titans, dieux, Tartessiens et Curètes. Un mélange total. A priori, nous ne savons pas qui est de la région et qui ne l’est pas, qui sont les envahisseurs et qui a été envahi, ou si une telle invasion a existé ou pas. Il ne nous dit pas non plus qui sont les uns et qui sont les autres. Si nous racontons cela, tel quel, à quelqu’un qui ne connaît pas la légende, il pourrait croire qu’il s’agit d’une guerre entre voisins, ou d’un conflit légendaire ou illusoire, ou tout simplement qu’il s’agit d’une composition poétique qui décrit symboliquement une situation, mais sans aucun contexte historique ni aucune intention d’entériner quoi que ce soit.

Pour tenter d’éclairer un peu pour le public contemporain la capacité de synthèse de Trogue, il faut d’abord se mettre en situation. La guerre entre les Titans et les dieux n’est pas un sujet futile. C’est, de fait, l’un des thèmes de prédilection de la mythologie grecque. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’un thème inventé par les Grecs, mais simplement que ceux-ci le considéraient comme suffisamment important pour lui donner une place de choix dans leurs écrits. Ce sujet nous est parvenu (presque exclusivement) précisément à travers eux, toutefois pas comme un récit uniforme et clair, mais à travers des fragments et des comptes rendus qui se contredisent, se complètent et se confondent les uns avec les autres. Les noms, les descendances et la succession des événements que nous donne Hésiode, par exemple, sont contredits par les versets orphiques, et tous deux, à leur tour, sont complétés et enrichis par des références écrites longtemps après par certains écrivains romains (tels que Trogue ou Sénèque), qui semblent nous donner des versions locales de ces mêmes mythes.

Et cela fait le lien avec le fait que des événements étonnamment similaires sont narrés dans des traditions mythologiques apparemment éloignées les unes des autres, même si elles utilisent d’autres noms. Le meilleur exemple est celui du « déluge universel » qui, apparaît dans la mythologie grecque dans le contexte de cette grande guerre, et qui apparaît également dans la mythologie sumérienne dans le contexte d’une lutte très similaire entre les dieux, avec des héros et des monstres presque interchangeables, tels qu’Hercule (qui, cela dit en passant, semble avoir été considéré plus d’une fois comme un Curète) et Marduk, ou Échidna et Tiamat. Cette confluence d’histoires fait penser à un fond légendaire commun du moins à toute la Méditerranée.

La guerre des dieux contre les Titans

Cette guerre, dans sa version grecque, affrontait deux ordres d’êtres suprêmes : les Titans, plus anciens, dirigée par Cronos (qui représente le temps chronologique, celui de l’horloge, qui avance inexorablement et de manière linéaire d’un point à un autre), et les « dieux » ou « dieux olympiens » dirigés par Zeus (qui représente la vitesse de la foudre, et d’une certaine façon aussi la pensée), fils de Cronos et habitant le mont Olympe en Grèce. Il s’agit donc d’une guerre entre Titans, sauf qu’aux Titans gagnants, la postérité leur réserva exclusivement le nom de « dieux », effaçant la trace de leur origine titanesque.

Voyons qui est qui dans le texte de Trogue :

  • Les Titans

Mythologiquement, les Titans et les Titanides étaient les descendants de l’union entre Ouranos (le Ciel, considéré comme masculin) et de Gaïa (la Terre, considérée comme féminine). De cette union naquirent six frères et six sœurs, qui furent les premiers « dieux » ou êtres primitifs qui peuplèrent le Cosmos. Tous les Titans représentaient ou maîtrisaient un type de pouvoir ou d’élément. Nous avons parlé de Cronos, qui représentait le temps conçu de manière linéaire et irréductible, il était le plus jeune des Titans. L’un de ses frère fut Hypérion, la Lumière, dont descendirent, dans une deuxième génération de Titans, le Soleil, la Lune et l’Aurore, fruit de son union avec sa sœur Théia, représentant l’éther subtil. Un autre frère de Cronos fut Japet, dont « descend » la race humaine et les habiletés de celle-ci. Japet fut le père d’Atlas, Prométhée, Épiméthée et Ménétios, des Titans de deuxième génération, mais également immortels comme leurs parents. Nous voyons donc, que furent appelés Titans aussi bien les parents que les enfants et que ceux-ci s’unirent aussi bien à d’autres Titans qu’à d’autres sortes d’êtres (entre autres les êtres humains).

Cronos régna sur eux tous au cours de ce qui fut appelé l’âge d’or, après avoir renversé son père Ouranos, à la demande de sa mère Gaïa et avec l’aide de ses frères. Gaïa voulait ainsi libérer une partie de sa descendance maltraitée par Ouranos : les géants. Cronos conspira avec ses frères et renversa Ouranos. Ils attendirent pour cela qu’Ouranos, le Ciel, s’unisse à Gaïa. Ensuite, les quatre frères, situés aux quatre extrémités de Gaïa, saisirent leur père et Cronos, armé d’une faucille, l’émascula. De la blessure jaillirent une multitude de gouttes de sang, origine d’innombrables êtres.

Cronos régna alors, prenant comme épouse sa sœur Rhéa (litt. « couler », divinité de la fertilité, de la maternité, en tout semblable à Gaïa et Héra, la reine suivante). Mais, Cronos ne tint pas sa promesse de libérer les géants et reçut de sa mère la prophétie (la malédiction peut-être) que lui-même serait détrôné par l’un de ses fils. Pour éviter un tel mal, Cronos, qui ne voulait pas être dépouillé de son pouvoir, dévora ses enfants à mesure que son épouse Rhéa les mettait au monde (le Temps dévorant ses enfants, cette réflexion a inspiré bon nombre d’œuvres d’art). Mais Rhéa ne put le supporter et avec l’aide de ses sœurs, elle dupa Cronos et sauva le dernier de ses six enfants, Zeus, qu’elle cacha dans une grotte du mont Ida, sur une île de la Méditerranée, afin que personne ne puisse le trouver. Rhéa chargea un groupe de fidèles Curètes – représentés par les Grecs comme de jeunes guerriers aux armes resplendissantes – de le protéger, et demanda de l’élever à un groupe de nymphes qui le nourrirent de lait de chèvre et de miel. Rappelons qu’à l’âge d’or, la guerre n’existait pas, pas même le conflit. Il était en train de se préparer à ce moment-là. Ainsi, les Curètes ne furent pas seulement les premiers guerriers, mais aussi les premiers êtres à posséder des armes et, surtout, à posséder la capacité de les forger.

  • Les « dieux »

Zeus était le fils d’un Titan et Titan lui-même, bien qu’il soit né et ait grandi entouré des neuf Curètes choisis et des nymphes chargées de l’élever. Rapidement, le nombre d’habitants de l’île augmenta. Des neuf premiers, on passa vite à cent guerriers, appelés également Dactyles du mont Ida, peut-être parce qu’ils étaient regroupées en dizaines. Le nombre de Curètes (dont nous parlerons dans la section suivante) finit par donner nom à l’île : Crète. (Ici, le mythe rencontre l’histoire. Ce que nous avons vu jusqu’ici appartient surtout au domaine du mythe, mais il est frappant de constater que la Crète a été, curieusement, entre 2.500 et 3.000 ans avant J.-C., la plus grande et presque la seule puissance commerciale et maritime de la Méditerranée orientale. L’histoire et le mythe confluent et il est impossible de savoir si c’est le mythe qui a précédé l’histoire ou si c’est l’histoire qui a construit le mythe).

Guidé par sa mère et d’autres Titanides, Zeus acquit de plus en plus de pouvoir. Un jour, Rhéa lui évoqua la possibilité de renverser Cronos en utilisant pour cela la force des géants et la capacité à forger des armes des Curètes. Mais avant cela, par une nouvelle ruse, ils firent vomir Cronos de tous les bébés qu’il avait avalé : Hestia, Déméter, Héra, Poséidon et Hadès. D’autres sources disent que Zeus ouvrit l’estomac de Cronos pour en sortir ses frères, comme dans le conte du loup et des sept chevreaux. Lorsque plus tard, il libéra les géants de leurs chaînes, ceux-ci lui offrirent son principal attribut : la foudre.

  • Les géants et les divins Curètes

Dans certaines sources, les Curètes de Crète sont aussi appelés Telchines, mot qui rappelle assez celui de « techniques ». Ils sont également identifiés ou confondus avec les Dactyles du mont Ida, comme nous l’avons vu, ainsi qu’avec les Corybantes et les Cabires. Il semble que toute une série de petits groupes gardiens de différentes sortes de mystères et de secrets entourèrent la naissance de la civilisation olympienne. Dans la mythologie grecque, c’est l’une des parties les plus difficiles à comprendre, d’où l’importance du texte de Trogue, qui semble placer le berceau des Curètes à Tartessos ou du moins qui dit qu’il y avait là aussi des Curètes.

Certaines sources mythologiques suggèrent qu’ils furent de la race des géants, c’est en tout cas ce que nous dit Hésiode en particulier. Mais du fait de la confusion qui règne entre Curètes, Telchines, Dactyles, Cabires et Corybantes, il est en réalité difficile de savoir si les Curètes étaient de la race des géants ou s’ils étaient de la race des humains. Peut-être, avaient-ils quelque chose des uns et des autres. Ou peut-être furent-ils des géants qui, dans le contexte de la guerre entre les Titans et Zeus, s’approchèrent les premiers des êtres humains pour leur enseigner certains types de secrets, codés à travers des rites et des mystères.

Quoi qu’il en soit, dans la très longue lutte entre un ordre et un autre, leur rôle fut déterminant. Les Curètes de mont Ida furent les premiers à faire connaître certains types de mystères qui furent ensuite exportés à d’autres îles de Grèce et atteignirent finalement le continent. Formés à ces mystères, les héros grecs jouèrent un rôle capital pour faire balancer la victoire du côté de Zeus, en particulier dans les derniers instants de cette longue lutte quand, les Titans étant pratiquement battus, certains géants, dirigés par Echidna et Typhon, tentèrent un ultime assaut du mont Olympe.

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La plupart des géants étaient représentés par les Grecs comme des êtres dont la moitié supérieure était humaine et la moitié inférieure celle d’un serpent ou d’un animal marin. Contrairement à ce que l’on pense aujourd’hui, ils étaient considérés comme des êtres principalement reliés à la mer, à l’exception des Cyclopes, qui étaient des forgerons aux ordres d’Hadès. http://www.theoi.com/Gigante/Gigantes.html

Le mot « géants » signifie presque littéralement « nés de Gaïa ». On raconte qu’ils naquirent « tout faits », des gouttes de sang issues de la mutilation d’Ouranos. D’autres auteurs, par contre, nous disent que leur père fut Tartare, bien que nous devions plutôt lire qu’ils naquirent dans le Tartare. Cet endroit était la contrepartie du ciel, un genre de voûte inférieure de la Terre. Mais, ils croyaient que c’était également un lieu géographique concret (auquel on accédait à travers une région concrète).

Les géants étaient trois frères : Égéon (également appelé Briarée – les « Colonnes d’Hercule » portèrent d’abord son nom avant celui du célèbre héros), Gygès et Cottos. Ils avaient chacun cent bras et cinquante têtes, de sorte qu’on les connaissaient par le mot grec qui décrit cette particularité, Hécatonchires, mais il est également possible que le nom dérive de la Titanide Hécate, également fille de Tartare et représentée avec trois visages. Ils dominaient les tempêtes et, une fois libérés par Zeus, ils devinrent les gardiens des portes du Tartare, les ouvrant et les refermant pour lui.

Certaines sources indiquent qu’ils eurent pour frères les trois Cyclopes dont la principale compétence était le forgeage et l’habitat naturel, la forge. Ils travaillèrent aussi pour Zeus pour qui ils forgèrent armes et instruments sous les ordres d’Hadès et, même si cette version ressemble à une tentative d’atteindre le nombre de six enfants comme chez les Titans et les dieux de l’Olympe, il est clair qu’ils doivent être comptés parmi les géants.

Il y eut, enfin, un quatrième Hécatonchire appelé Typhon ou Typhée. Ce fut un redoutable rival pour Zeus et les dieux de l’Olympe, qui envoyèrent contre lui et ses descendants les héros grecs. D’Echidna et de lui naquirent les principaux rivaux de ces derniers : Cerbère, Orthros, Scylla, le Sphinx, l’Hydre, le dragon de Colchide et le dragon qui gardait le jardin des Hespérides (dans d’autres sources appelé Ladon)… et même l’aigle du Caucase responsables du supplice du « traître » Prométhée. Echidna enfanta également Gorgo et les Gorgones, qui (et c’est là que la chose est intéressante) semblent être des « reflets » de Gargor.

  • Gargor et les Gorgones

Les grecs rassemblèrent et reformulèrent les versions existantes de ces anciens mythes à leur image et ressemblance. Autrement dit, ils les recueillirent plus ou moins fidèlement, mais les déformèrent pour les adapter à leur propre vision du monde, à leur façon de comprendre et d’organiser les choses. Ils nous arrivent donc filtrés par leur regard et ils reflètent des préoccupations qui sont à la fois les leurs et étrangères. Lorsqu’ils reprennent un mythe, ils l’adaptent généralement à leur morale, à leur ordre social, ils le transposent à leur ordre politique. Tout comme les docteurs de l’église chrétienne « christianisèrent » d’innombrables légendes et mythes antérieurs à eux, les Grecs « hellénisèrent » d’innombrables légendes et mythes antérieurs à eux. Ce faisant, aussi bien les uns que les autres adaptèrent ces mythes à leur propre manière de comprendre le monde.

Dans le cas de la mythologie grecque, on remarque que tout est d’ordre patriarcal : Zeus Pater est le protagoniste absolu, l’axe autour duquel tout tourne. Autour de lui, tout s’ordonne d’une certaine manière. Il a une épouse avec un rôle déterminé, des enfants, il vit dans un certain endroit dans certaines conditions, il a certaines relations « extra conjugales » plus ou moins consenties. image001Dans le développement littéraire des mythes, la divinité masculine, le père ou le héros ont un poids nettement plus important que la divinité féminine, la mère ou la jeune fille. C’est à peine s’il y a des héroïnes et quand elles existent (Ariane, Atalante), leur légende présente des signes très clairs indiquant qu’elle est beaucoup plus courte que ce qu’elle a dû être antérieurement. De même pour les cycles mythologiques des Amazones, de Circé, de Médée, d’Hécate ou de Diana.

Avec tout cela, nous voulons dire que Gargor, roi des Curètes, aurait très bien pu avoir été une Gorgone, reine des Curètes. Cela aiderait à mieux comprendre la figure de Gargor qui, sinon, apparaît comme une figure isolée dans la mythologie grecque. Gorgo et les Gorgones sont également des êtres placés par les Grecs dans cet écosystème si singulier qu’est le Tartare.

Le Tartare et Tartessos

Strabon, dans le troisième livre de sa Géographie, si je me souviens bien, considère comme fabuleuse l’étymologie populaire de son époque qui identifiait Tartare et Tartessos, une étymologie basée sur les descriptions qui situaient le royaume d’Hadès (dieu olympien, frère de Zeus) aux confins de la Terre, là où le soleil se couche. Moins méfiant et plus dans la ligne suivie par Trogue, le magnifique satyre que fut Aristophane, dans sa comédie Les Grenouilles, situe l’entrée du Tartare à Tartessos et indique même comment y arriver par terre et par mer. Il ose alors ensuite appeler « murène tartessienne » la terrible Échidna.

Ce sont des exemples clairs de la façon dont les Grecs du VIème siècle avant
J.-C. situaient toute cette troupe d’êtres ancestraux (Titans, géants, Gorgones) dans le Tartare (la terre des ancêtres). Le fait que les sages Curètes aient pu également provenir de là cadre assez bien avec leur généalogie (dans les versions qui les décrivent comme des géants) et avec leur maîtrise (ce sont les plus âgés qui enseignent les mystères de la vie aux plus jeunes). Les héros grecs ne cessent de sillonner les mers tuant des monstres marins ancestraux, dominant des hydres, soumettant des bêtes sauvages pour atteindre les confins du monde dont ils veulent emporter quelque chose : une toison d’or, des pommes d’or, des bœufs domestiqués, la tête de Méduse… Ils sont constamment appelés par les dieux de l’Olympe pour réaliser des tâches qui ont souvent à voir avec le vol de secrets civilisateurs appartenant à d’autres. Mais qui, hormis les Curètes pourraient leur indiquer où trouver ces trésors ?

On n’a cependant toujours pas trouvé de vestiges d’une civilisation occidentale qui égalerait la civilisation minoenne (Crète) et qui serait antérieure, ou bien antérieure à celle-ci. Des palais comme ceux de Cnossos ou de Pylos, clairs exemples d’une riche civilisation passée et cultivée, n’ont pas surgis en Occident. En un mot, le pays de Gorgo et des Gorgones, archéologiquement, n’existe pas. Il est donc difficile de savoir si l’ordre des Titans eut un pendant historique aussi clair que l’ordre olympien. Mais tout porte à croire que s’il existât dans un cas, il peut très bien avoir existé dans l’autre.

En attendant, des textes comme celui de Trogue nous poussent à rêver que les vestiges de cet autre ordre reposent sous nos pieds ibériques.

[1] « Saltus vero Tartessiorum, in quibus Titanas bellum adversus deos gessisse proditur, incoluere Curetes, quorum rex vetustissimus, Gargoris mellis colligendi usum primus invenit » (Justin XLIV, 4.1).

[2] Fernando Gascó, « Gárgoris y Habis », Revista de Estudios Andaluces, n° 7 (1986).

[3] Cf.  « Le sanctuaire infernal de Palos ».