
Suite à l’article de juillet, nous continuons d’approfondir le personnage de Marie-Madeleine. Nous nous concentrons ici sur les matériaux qui ont permis de forger sa légende, analysant comment et quand nous croyons qu’elle s’est constituée comme un archétype et comment celui-ci a pu être présent à Doñana.
Nous avons vu comment, à partir du quatrième siècle, le personnage de Marie-Madeleine a pris de plus en plus d’importance, comment il a rassemblé les mécontents et a patiemment repris bon nombre de valeurs que notre société a marginalisées les considérant généralement “de peu de valeur». Le mépris pour ce qui n’est pas mesurable, ni facilement objectivable, a relegué au grenier beaucoup d’anciens savoirs… Marie-Madeleine, en tant que Vierge Noire, semble être devenue rien moins que la sainte patronne de tous ceux-ci.
Traces inédites de
Marie-Madeleine à Doñana
Taíd Rodríguez
Septembre 2015
Marie-Madeleine, ainsi que son frère Lazare, sa sœur Marthe, et Maxime, l’un des soixante-deux disciples choisis par Jésus, débarquèrent vers le milieu du premier siècle sur les plages de l’actuelle localité de Saintes Maries de la Mer, près de Marseille, fuyant la persécution lancée contre les disciples du Christ. Là, en Provence, à l’embouchure du Rhône, ils effectuèrent un intense labeur de prêche des enseignements qu’ils apprirent à ses côtés. Lazare à Marseille, Maxime à Aix, Marthe à Tarascon et Marie-Madeleine… partout. On trouve en Provence une infinité de légendes, documents et monuments, souvenirs de cette mission, qui firent dans le passé, et font aujourd’hui encore, l’objet d’une dévotion singulière. Mais, comme en miroir, à Doñana, nous pouvons retrouver également des échos de cette dévotion.
- Traits caractéristiques de Marie-Madeleine comme symbole
Aux moments de plus forte croissance de la sécularisation, seule la figure de Marie-Madeleine semble ne pas perdre de force dans le cadre de la religion chrétienne, seule la figure de Marie-Madeleine (en dehors de la figure du pape et de celle de Jésus-Christ) continue de susciter l’intérêt de tous. On écrit sur elle, chaque année, un livre ou deux dans chaque pays ; elle seule est la vedette de romans d’aventure et d’histoire ; et seul son personnage donne lieu aux conclusions les plus audacieuses et scandaleuses qui, il est vrai – et souvent non sans raison – portent atteinte à l’intégrité de l’église comme institution, mais qui dans le même temps soutiennent l’existence de l’Église comme une communion (une commune-union), permettant de nous identifier les uns avec les autres à travers notre intérêt pour elle au-delà des dogmes, des hiérarchies et des frontières. Mais derrière ce vif intérêt pour la figure de Marie de Magdala transparaît quelque chose de plus qu’un simple intérêt pour la biographie historique. Il semble y avoir bien au-delà, en effet, un intérêt pour ce qu’elle symbolise, ce qu’elle évoque. Et elle symbolise, entre autres choses, l’enseignement privé (non public) que Jésus-Christ transmit à ses disciples et, de manière générale, tout enseignement transmis mais non publié. Elle est en ce sens assez humble parce qu’elle sait, mais ne révèle pas. Voilà pourquoi on l’a souvent représentée comme une vierge de couleur sombre, une vierge noire.
De cette façon, Marie-Madeleine peut à juste titre être considérée comme le véritable apôtre de la Provence. Je veux dire, qu’au-delà du fait que, comme personnage historique, elle ait ou n’ait pas existé (du moins tel qu’on nous le raconte) et qu’elle se soit rendue physiquement ou pas en Provence, ce qui est indéniable, c’est que l’idée qu’elle symbolisa ensuite dans toute sa force et toute sa splendeur aux XIIe et XIIIe siècles dut surgir à la date indiquée à l’embouchure du Rhône, puisqu’au quatrième siècle déjà, cette même idée était remarquablement et notoirement développée. Il n’est pas facile de définir « ce » qui est s’est produit et fut ensuite étroitement associé à Marie-Madeleine, mais cela avait évidemment à voir avec une reconnaissance plus ou moins explicite de l’idée que la femme n’était pas venue au monde rien que pour s’occuper de son mari, que la femme était capable par elle-même (et pas seulement en tant que déléguée par son mari, son père, son frère ou son fils), non seulement d’assister aux réunions publiques, mais encore d’y intervenir, et même de prêcher publiquement pour communiquer son expérience du monde. De là à ce que cette reconnaissance sociale conduise à une reconnaissance juridique, il n’y avait qu’un pas. Un pas que ni l’Église chrétienne d’Occident ni celle d’Orient n’étaient disposées à favoriser alors.
Mais il y a en outre dans le personnage de Marie-Madeleine un écho beaucoup plus profond, une résonance lointaine qui nous dit qu’il y a quelque chose de substantiel que l’on cache, qu’il y a un chemin que nous barrons. De Marie-Madeleine comme symbole, nous avons encore beaucoup de choses à découvrir, mais du peu qui a déjà été découvert, on peut déjà entrevoir ce qui manquait alors et ce qui manque toujours aujourd’hui. Aujourd’hui, la femme a acquis une reconnaissance juridique, mais son succès et sa reconnaissance sociale exigent encore qu’elle suive le chemin marqué par l’homme. Elle n’a pas de modèle propre, ou alors son modèle est un modèle basé ou plutôt calqué sur le modèle de réussite masculine. De son côté, l’homme ne possède pas non plus de modèle alternatif.
Le modèle de réussite sociale est dès lors unique (c’est l’une des principales caractéristiques de notre système social et ça l’était déjà à l’époque romaine) et l’absence d’autres modèles de réussite et d’autres voies qui octroient une reconnaissance sociale est évidente. La raison pour laquelle le modèle est unique est assez claire : nous avons évolué pendant trop longtemps en tant que société sur la corde raide de la compétitivité. Nous nous sommes repus d’une devise olympique mal comprise : « plus vite, plus haut, plus fort ».
Pour que la société puisse être compétitive, elle doit être organisée de telle sorte que tout puisse être mesuré, afin de pouvoir comparer ensuite. Nous passons ainsi notre vie à mesurer et comparer ; et encore mesurer et comparer. Ces mesures doivent, à leur tour, bien sûr, être objectives. Nous devons mettre tout le monde d’accord quant à savoir quels tons de blanc sont blancs, quels sont les blancs cassés et quels sont les écrus. Qu’est-ce qu’un centimètre et quel est son rapport avec le pouce. Autrement dit, un gigantesque imbroglio et un effort colossal d’analyse et de mesure constant de l’environnement physique et même sentimental ! C’est cette nécessité de tout objectiver, même les sentiments les plus enfouis, qui nous rend sensibles à une image obscure comme celle de Marie de Magdala. Parce qu’elle symbolise tout le contraire. Elle symbolise que tout ce qui est caché, invisible, tout ce qu’on ne peut ni objectiver, ni mesurer, existe et agit, que nous voulions l’accepter ou pas. Et c’est symbolisé par une femme, peut-être parce que la femme de par sa nature biologique différente de celle de l’homme, est beaucoup plus sensible à ces changements « invisibles », les changements de cycle par exemple, et que sa personnalité est dès lors, beaucoup plus variable, beaucoup plus inconstante, beaucoup plus subjective, infiniment plus complexe et imprévisible.
Une revendication du rôle social des femmes, d’une part ; une revendication du rôle de ce qui est caché ou occulté, de l’autre. Les deux notions se sont associées à la perfection dans les diverses traditions et légendes qui éclairèrent, à partir du quatrième siècle au moins, l’image et l’archétype de Marie de Magdala.
- Traces historiques du développement de cet idéal en Hispanie et au sud de la Gaule
C’est Priscilien, au quatrième siècle, qui pour la première fois tenta de créer un modèle alternatif à celui que proposait l’Empire romain, profitant de la franche décadence et du manque de forces et de ressources de plus en plus notable de celui-ci. Il cherchait en outre, en plus de tout ce que nous venons de dire, à récupérer une partie de ce qui avait survécu des cultes celtes et ibères. Dans cette tentative, la récupération des croyances concernant les cycles de sept (communes aux Ibères et aux Hébreux), l’influence des astres sur les plantes, les animaux et les personnes, l’existence de différents types de courants telluriques, de différentes propriétés des minéraux et des pierres précieuses, ainsi que des différents types de nourriture, etc. , tout cela – qui faisait partie d’un monde assez opaque et inconnu pour les traditions romaines beaucoup plus pratiques – ne tarda pas à heurter la manière de voir les choses du patriarcat vétuste qui entourait l’empereur, mais aussi le pape. Et cela sembla heurter particulièrement la manière de voir les choses d’un haut fonctionnaire impérial, qui devint ensuite évêque : Ambroise de Milan.
Mais le priscillianisme pénétra tellement et si rapidement, et sut voir si profondément quels étaient les besoins des gens que très vite surgirent les rivalités avec les évêques voisins – peut-être parce qu’ils craignaient de manquer de clients –, et se produisirent les premiers affrontements et les premières dénonciations. Mais Priscillien s’avéra être un adversaire d’une érudition redoutable, d’une connaissance peu commune des Écritures, s’étant abreuvé à de nombreuses sources chrétiennes différentes (il n’existait alors pas de catalogue des Évangiles apocryphes, la nécessité d’en créer un apparut précisément alors), et il était dès lors extrêmement difficile de réfuter théologiquement ce qu’il enseignait. En outre, son mode de vie était irréprochable : austère, sobre, il cherchait toujours le dialogue avec ceux qui l’attaquaient plutôt que la confrontation directe ou le recours aux autorités proches afin de les résoudre en sa faveur. Cela dérangeait encore plus ses ennemis parce que, publiquement, il les laissait en assez mauvaise posture. Sa maîtrise de la parole, de l’art oratoire, fut l’un des traits de son personnage qui a laissé le plus de traces documentaires.
D’autre part, les évêques de son temps étaient plutôt des extensions des anciens fonctionnaires de carrière romains (Ambroise de Milan, par exemple, que nous venons de citer), succédanés ou simplement substituts de ceux-ci dans les villes. Ils étaient donc très légalistes, très bien informés des codes, extrêmement friands des règles fixes et rigides qui régissent toute bureaucratie d’État, mais très peu partisans à mener une vie austère et, bien sûr, « très peu donnés à faire connaître la Parole au-delà des quelques rues bien pavées de leur ville ». Il faut dire qu’à cette époque, au IVème siècle, le christianisme était, en Hispanie, en Gaule et en Italie, limité aux zones urbaines, où résidaient les familles liées à l’administration impériale, qui étaient celles qui avaient embrassé le christianisme avec le plus d’emphase puisque leur propre chef, l’empereur, l’avait d’abord embrassé. Le reste, l’immense territoire rural dépendant de la ville, organisé en pagus (villages), restait « païen », pratiquement étranger au christianisme, toujours ancré, et pendant longtemps encore, dans d’innombrables superstitions de toutes sortes dérivées des anciennes croyances, puisque Rome avait détruit ses prêtres et ses dirigeants et y avait superposé son propre culte impérial.
L’Église chrétienne (suivant la voie ouverte par Paul de Tarse) avait uni son destin au pouvoir et cela aboutit à des situations déconcertantes et curieuses, en particulier dans la partie occidentale de l’Empire : ainsi, lorsque l’empereur de service changeait d’avis ou était remplacé par un empereur d’une confession différente, instantanément toute l’administration impériale romaine changeait également d’avis. Si l’empereur décidait de passer à l’arianisme, l’administration impériale, y compris les évêques, devenaient ariens. S’il lui prenait l’envie de revenir à la foi qu’on appela « de Nicée » à partir de 325, toute l’administration impériale, y compris les évêques, cessaient immédiatement d’être ariens pour devenir nicéniens. Et les évêques qui n’avaient pas pu ou n’avaient pas voulu renier leur foi étaient souvent écartés de leurs sièges et des communautés qui les avaient choisis (les communautés chrétiennes choisissaient alors leurs évêques) et ces dernières étaient écartées de ceux-ci. De sorte que très vite, abondèrent la duplicité et même la triplicité des évêques par siège, ce qui engendra de nombreux problèmes et rivalités.
Au milieu de ce chaos, le priscillianisme, avec sa fermeté, sa vocation évangélique, son style de vie impeccable, loin des va-et-vient du pouvoir impérial et très critique à son égard, conquit rapidement l’adhésion de nombreux fidèles mécontents de l’attitude de leurs évêques. Mais la nature syncrétique de son christianisme, très proche des croyances profondément ancrées des gens qui vivaient dans les villages, les campagnes ou les montagnes, permit à ces mêmes évêques rivaux de l’accuser de pratiquer un étrange christianisme hétérodoxe avec, certes, des variantes du culte jamais vues auparavant.
La persistance de ses ennemis provoqua finalement la convocation de deux conciles, le premier à Saragosse, puis un autre dans le sud de la France. Priscillien ne fut invité à aucun des deux, et aucun représentant ne s’y rendit. Leurs conclusions, s’avérèrent, comme on pouvait le prévoir, contraires au priscillianisme et, dans le cas du deuxième concile, impliquèrent son exclusion de l’Église et la saisie de ses biens. Priscillien lui-même fit appel devant le pape d’abord, et devant l’empereur ensuite. Il réussit à obtenir la révocation de l’ordre de persécution. Cependant, l’assassinat de l’empereur par un usurpateur en 383 et la mort du pape, l’année suivante, donnèrent l’occasion à ses ennemis de revenir à la charge. L’édit de persécution et la saisie des biens des Priscillianistes furent rétablis et, pour la deuxième fois, Priscillien se rendit à Rome. Cette fois, Ambroise conseilla au nouveau pape de ne pas le recevoir et Priscillien n’obtint pas le succès escompté devant le nouvel empereur, qui se trouvait à Trèves et avait été averti. Il fut arrêté là-bas, traduit devant une cour impériale et accusé de sorcellerie et de pratiquer les arts magiques, accusation qui impliquait la peine de mort. Il fut déclaré coupable et décapité. Contre ses partisans pesa de nouveau un ordre de persécution, d’arrestation et de saisie des biens, un ordre qui fut cette fois exécuté et qui resta en vigueur jusqu’à l’intervention de Martin de Tours en faveur des Priscillianistes. On conserve encore, dans la ville de Frómista, province de Palencia (Espagne), la belle église romane qui couronnait le monastère de Saint-Martin de Tours, levée par la reine Munia Mayor de Castille en son honneur, peut-être en souvenir, cinq siècles plus tard, de cette intervention.
Dans sa lutte contre le priscillianisme, l’Église de la partie occidentale de l’Empire dut s’employer à fond. Elle se retrouva dans la position d’avoir à se définir devant lui, à se doter d’outils pour définir sa position et à clarifier une infinité de points concernant le culte qui jusque-là n’avaient pas été clairement définis. On élabora la liste des évangiles canoniques et on commanda une nouvelle traduction de ceux-ci. On définit les sacrements et la manière de les conférer. Finalement, toutes ces règles furent mises par écrit, élevées à la catégorie de dogme et ratifiées face à un grand concile œcuménique qui se tint à Constantinople en 381.
Mais au-delà d’une hétérodoxie certaine dans la façon d’exécuter les rites chrétiens, ce qui vraiment inquiétait Rome dans le priscillianisme était le fait de proposer un modèle social qui rappelait, en de nombreux aspects, ce que devinrent ensuite les grands monastères, un modèle social avec un idéal de vie quasi monastique. Le problème est complexe, mais il aide assez bien à définir comment et avec quels éléments se construisit ensuite l’archétype de Marie de Magdala en Occident. Le priscillianisme concevait deux groupes de personnes : les fidèles et les abbés ou maîtres spirituels. Pour ces derniers, l’idéal de vie était d’un rigorisme jusqu’alors inconnu (ce qui alarma sérieusement de nombreux évêques). En revanche, les fidèles avaient à leur disposition d’autres idéaux de vie. Toutefois, il se fait que ceux-ci, souvent, renoncèrent à l’idéal de vie propre de leur état par accepter l’idéal de vie ascétique. Ils s’organisèrent en communautés familiales dans un environnement rural (origine sûrement de nombreux bourgs ruraux et de l’une ou l’autre ferme) et faisaient venir un « abbé » pour diriger la vie spirituelle de la communauté. De nombreux biens étaient communs, la renonciation du promoteur à ses biens immobiliers était fréquente et, bien sûr, on remettait souvent les enfants à l’évêque-abbé pour qu’il les éduque. Dans la ou les familles principales qui s’unissaient ainsi étaient également inclus les domestiques, les colons, etc.
La figure sacrée du pater familias et l’unique modèle de famille existant étaient ouvertement remis en question et Rome sentit immédiatement le danger de cette position. Elle décapita ipso facto Priscillien, mais le sens purement procréatif de l’existence et le but presque exclusivement économique de la famille avaient été très clairement mis en doute. Cela fit beaucoup de mal. Ensuite, la foule de légendes et de vies de Marie-Madeleine qui se succédèrent commencèrent à mettre l’accent sur la partie de sa vie que la sainte avait consacré à la contemplation et à la vie érémitique, alors qu’antérieurement, les légendes s’étaient centrées sur son aspect de pécheresse et de prostituée. Le changement de paradigme, radical, est très probablement lié à la diffusion de l’idéal de la vie transmis par le priscillianisme.
Cet idéal, comme nous l’avons vu, se réfugia plus que jamais dans les potentiores, à savoir les classes ayant des biens, où il avait trouvé la plupart de ses plus ardents défenseurs. De nombreuses enquêtes contre les adeptes du priscillianisme en Provence et en Catalogne furent étouffées dans l’œuf par les potentiores locaux, responsables des unités militaires en place. Souvent, ces enquêtes les visaient précisément eux ou leurs familles, mais le pouvoir de l’empereur, à cette époque, était déjà complètement fissuré et n’allait pas plus loin que Rome. C’est ça et sa forte pénétration dans les zones non-urbaines, qui a permis que bon nombre des idéaux priscillianistes survivent et alimentent, de nombreuses années plus tard, ceux du catharisme, qui à son apogée fut caractérisé, entre autres choses, par ce double idéal de vie proposé, et par l’énorme influence sociale, politique, religieuse et économique des femmes de la noblesse aquitaine et occitane, dont la référence la plus splendide sont les femmes de la maison de Foix.
C’est, dans leurs cours respectives, que prit définitivement forme l’idéal de la dame, idéal subjectif s’il en est (et si non, demandez à Sancho Panza ce qu’il pense de la beauté de Dulcinée), que l’on prêta l’oreille aux troubadours et à leur poésie, que fut entretenu l’idéal de noblesse lié à la capacité et pas à l’héritage, que furent conçues les lois de la chevalerie et que l’on donna forme au symbole du Graal, symbole par excellence de Marie-Madeleine et de son église.
- L’Église de Marie-Madeleine à Doñana
Dans les lignes qui suivent, nous allons défendre notre théorie selon laquelle une délégation de l’Église occitane de Marie, la Santa Gleyza, qui se développa à partir des postulats puissamment brandis par le priscillianisme, se réfugia et s’implanta à Doñana, apportant avec elle, dans un remarquable degré de pureté, les reliques, symboles et idéaux qui l’avaient animée dans son pays d’origine.
Le priscillianisme n’était pas inconnu en Andalousie, ni dans la région de Doñana. Il y en a, au musée de Huelva, d’excellentes preuves (bien qu’un peu oubliées). La région dut donc sembler être un bon endroit où se réfugier, puisqu’il y avait déjà là un substrat favorable pour accueillir les réfugiés. Mais en plus de ce substrat relativement récent, il y en avait d’autres plus anciens qui faisaient de la région de Doñana un bon endroit où trouver un accueil favorable. L’un d’eux était qu’ici, à Doñana, aux bords du fleuve Iber (aujourd’hui Rio Tinto), avait existé un royaume ibère important, puis une colonie hébraïque assez importante et assez active également. [1]
Un autre facteur favorable, c’est qu’il s’agissait également d’un territoire à conquérir, un territoire de « nouvelle occupation » pour les chrétiens. Un bon endroit où commencer de nouveau. En 1209, fut finalement déclarée la croisade contre l’hérésie cathare, également appelée croisade contre les Albigeois. Elle fut d’une dureté exceptionnelle. Les premières grandes vagues de réfugiés ne tardèrent pas à traverser les Pyrénées pour chercher asile dans les royaumes de Navarre, Castille et Léon, d’une part, et d’Aragon de l’autre. Par ailleurs, en plus des citoyens ordinaires, paysans, artisans, beaucoup de nobles et de chevaliers furent expulsés de leurs châteaux et de leurs villes. Leurs armées combattaient farouchement dans le Languedoc, mais à certaines périodes, elles cherchaient asile, refuge et protection dans les royaumes hispaniques. Ces chevaliers sans seigneurs, appelés faidits (« enfuis ») en occitan, avaient un avenir peu prometteur sur leurs terres d’origine. En 1212 (la croisade contre le Languedoc ne dura pas moins de quarante-quatre ans !), beaucoup de ces chevaliers cathares, certains de familles très importantes, rejoignirent l’appel du roi Alphonse VIII de Castille pour aller en guerre contre les Almohades. Alphonse VIII avait épousé Aliénor d’Angleterre, fille d’Éléonore d’Aquitaine et d’Henri II Plantagenêt. C’est un élément important pour comprendre l’énorme succès de l’appel. Sous la bannière de Notre-Dame de Rocamadour (Marie-Madeleine), ils se rendirent à la bataille et contribuèrent à la victoire, une victoire qui, quelques années plus tard, ouvrit les portes du royaume de Séville. Un tas d’hôpitaux dédiés à Notre-Dame de Rocamadour signalent les routes de la diaspora occitane au cours de ces années. Il y en eut un, bien sûr, à Séville.
Alphonse X le Sage se chargea de faire la distribution des terres de l’immense royaume de Séville à la mort de son père. Il se faisait appeler troubadour de Marie et fut l’un des plus grands monarques espagnols et européens. Dans les répartitions, il octroya aux vingt Monteros [2] royaux 200 aranzadas [3] de terre à Mures (actuellement Villamanrique, en plein cœur de Doñana), tout en donnant une autre partie de cette localité à l’ordre de Santiago. Cette donnée est importante, parce que les Monteros constituaient la garde personnelle des rois de Castille presque depuis le début du Royaume. Ils étaient organisés comme une fraternité de sang et il fallait être né dans le village d’Espinosa pour pouvoir en faire partie. Traditionnellement, ils étaient chargés de la garde (réelle et symbolique) des clés du château, mais ils devaient également veiller à la pureté de la caste (et pas seulement du château) qu’ils protégeaient.
Serait-ce eux qui fondèrent, en cet endroit de Doñana, l’actuelle église de Marie-Madeleine ? Ou fut-ce l’œuvre de l’ordre de Santiago ? Ou ne serait-ce que beaucoup plus tard qu’elle fut fondée ?
Il est difficile de répondre à ces questions, mais durant le peu de temps qu’ils s’établirent à Mures, les Monteros ont sans doute joué un rôle de premier plan dans l’organisation du territoire récemment acquis. Ils ont probablement inspecté le territoire, délimité les meilleurs terrains de chasse et tracé les chemins jusqu’à eux. C’est peut-être eux aussi qui réhabilitèrent et restaurèrent le culte à l’ermitage de Las Rocinas et la légende veut que ce soit précisément un « montero [4] » de Villamanrique qui trouva l’image de la Vierge d’El Rocio cachée dans le creux d’un olivier sauvage. S’ils n’ont pas bâti l’église, ils ont pu au moins dire que c’était un bon endroit pour le faire.
L’héritage des Monteros à Mures fut racheté par une seule personne, un certain Iñigo Lopez de Orozco, noble originaire de Vizcaya, précepteur de Fernan Perez Ponce, d’après les uns, et de l’infant Ferdinand II d’Aumale (l’un des quinze enfants de Ferdinand III de Castille), d’après les autres. Il se peut, bien entendu, qu’il le fit au nom de son épouse, Doña Teresa de Meyra. Ces terres leur appartinrent pendant quarante ans et ils n’hésitèrent pas à augmenter leur patrimoine en en achetant d’autres. Elles passèrent ensuite au Chapitre de la cathédrale de Séville en dotation pour l’édification d’une chapelle où tous deux allaient être enterrés. Quoi qu’il en soit, il semble que les uns et les autres eurent beau essayer de les peupler, ils n’y parvinrent pas. Finalement, Samuel Sánchez (appelé ensuite Samuel Abravanel, membre éminent de la communauté juive espagnole), chef comptable du roi, échangea pour 180 florins d’or les terres qu’Iñigo Lopez de Orozco et son épouse Doña Teresa de Meyra avaient cédées au Chapitre cathédral. Il acheta également au Chapitre, au nom du roi, le village de Chillas. Les unes et les autres terres firent ensuite partie de l’héritage de Blanca Enriquez.
Pour sa part, l’ordre de Santiago conserva une commanderie à Mures jusque bien entré dans le seizième siècle, lorsqu’elle fut achetée par Francisco de Zuñiga (un autre Basque-Navarrais) et remise peu après, dans le cadre de sa dot, à Blanca Enriquez, dont nous avons parlé et qui épousait l’un de ses fils. C’est à cette époque que tous les lots que nous avons vus se rassemblèrent. On se rappelle cependant dans le village que l’église consacrée à Marie-Madeleine était déjà construite et que son bâtiment (démoli en 1800) remontait au XIVe siècle.
Pourtant, la première municipalité de Villamanrique fut constitué en 1574, quatre ans après l’établissement du marquisat de Don Alvaro Manrique et Doña Blanca Enriquez sur les territoires de Gatos, Chillas et de l’ancienne commanderie de Santiago. L’autorité antérieure devait être le Conseil de Santiago, dont les rues ont conservé le souvenir, mais nous ne connaissons pas son niveau d’activité avant l’arrivée des Zúñiga-Enriquez, il fut très faible probablement.
Il y a dès lors deux possibilités. Soit le Conseil de Santiago possédait effectivement une paroisse consacrée à Marie-Madeleine ; soit cette paroisse s’est constituée ou a changé de titulaire à l’arrivée de Blanca Enriquez et des Zuñiga. En faveur de la première hypothèse, nous avons la mémoire du village et de ceux qui insistent sur le fait que le bâtiment démoli en 1800 datait du Moyen Âge tardif. En faveur de la seconde, le fait que Blanca Enriquez arriva à Mures à une époque de grandes réformes : quatre nouveaux moulins, l’aménagement des chemins et des communications, la construction du palais et la construction de l’important monastère de Santa Maria de Gracia. Un grand projet qui gravita autour d’une prodigieuse collection de reliques, probablement d’origine familiale, parmi lesquelles une de Marie-Madeleine. Nous méconnaissons l’origine de ces reliques, mais il se peut, en tout cas en ce qui concerne celle de Marie-Madeleine, qu’elles se conservaient déjà à Mures avant l’arrivée de leurs nouveaux propriétaires et que ce soit, en fait, l’un des facteurs qui incita le duc de Béjar à acheter les terres dispersées de Mures, Gatos et Chillas pour les remettre à son fils pour sa nouvelle résidence.
À l’arrivée des ducs, ces terres se trouvaient pratiquement dépeuplées, quelle pouvait en être la raison ? L’achat par Samuel Abravanel d’une bonne part d’entre elles, nous donne la clé. Samuel Abravanel les achète lorsque le conflit pour la succession d’Henri IV (roi de Castille) était ouvert et lorsque la guerre entre les partisans de l’union avec le Portugal et ceux de l’union avec Aragon était clairement prévisible. Le conflit est passionnant et mérite à lui seul un long article ou plusieurs d’entre eux, mais nous pouvons avancer que le parti « catholique », celui d’Isabelle et de Ferdinand, venait avec l’Inquisition sous le bras et que, face à une possible victoire de ce parti, Abravanel et les siens préparèrent très soigneusement leur possible sortie forcée, leur retraite. Il acheta des terres sûrement peuplées de familles occitanes ou de cette tradition (selon notre théorie), appuyées ou protégées par les communautés juives de la région (Lucena del Puerto, Moguer et d’autres villages avaient des quartiers juifs importants, et Moguer avait même des seigneurs d’origine juive), des terres qui appartenaient au Chapitre cathédral, et il les plaça sous la souveraineté du domaine royal (un changement de juridiction, pour ainsi dire) facilitant ainsi une possible sortie. Il faut dire que la partie contrôlée par l’ordre de Santiago était déjà étroitement liée au domaine royal, bien que ne lui appartenant pas encore.
La victoire du parti catholique se produisit finalement et provoqua la retraite des Juifs, des possibles familles occitanes qui s’étaient réfugiées à Doñana et de nombreux autres partisans de l’union avec le Portugal. Ils partirent de Moguer vers l’Amérique « nouvellement découverte » (également « découverte » depuis Moguer et ses habitants [5]) avec leurs familles et leurs biens les plus chers : livres, reliques, reliquaires, verres, calices, chandeliers et autres trésors.
C’est peut-être pour cela que le reliquaire de Sainte-Marie-Madeleine de l’église de Villamanrique a toujours été vide : parce qu’il n’était rien d’autre qu’une façon de se rappeler ce qui s’y trouva un jour.
Annexe : L’église de Sainte-Marie-Madeleine de Mures-Villamanrique
L’église de Sainte-Marie-Madeleine de Mures est un exemple assez sobre de l’architecture religieuse espagnole du XIXème siècle : de hauts plafonds, des espaces bien définis, la fonctionnalité avant tout à une époque où l’Espagne avait relativement peu de ressources, manquant même des plus élémentaires. Elle mit du temps à être construite, près d’un siècle, et sa construction fut plus d’une fois interrompue (au cours de celle-ci, les autels, sculptures et meubles furent entreposés dans le monastère voisin de Santa Maria de Gracia aujourd’hui disparu). Sa tour fait honneur au nom de sa patronne, elle est la plus haute ou parmi les plus hautes tours de la région de Doñana.
L’église a une orientation particulière. À une époque bien précise de l’année, les rayons de soleil entrent par le vitrail ouest et vont se poser sur le vitrail de Marie Madeleine en haut de l’abside de l’église. Elle est flanquée d’une rangée de palmiers et on y accède par un grand escalier de sept marches, qui fait la fierté des habitants du village. En effet, à l’époque du pèlerinage d’El Rocío, les bœufs qui conduisent les charrettes transportant l’étendard de l’image de la Vierge (simpecado) doivent les gravir et cela constitue l’un des moments les plus émouvants du pèlerinage dans ce village.
Elle possède des sculptures de belle facture, provenant du monastère disparu de Santa Maria de Gracia, certaines étant des œuvres de l’école du grand sculpteur sévillan du Siècle d’or espagnol, Martínez Montañez. On conserve, en tout cas, des contrats que Beatriz de Velasco, fille de Blanca Enriquez, conclut avec cette école, concernant non seulement la sculpture mais aussi la peinture et la dorure [6]. Il est tout à fait possible que le retable reliquaire soit l’œuvre de cette même école. C’est indiscutablement un bel ouvrage, sobre et élégant.
Sur la partie centrale, on trouve deux portes dorées, l’une étant ornée du monogramme de saint François (en tant que retable ayant appartenu à un ancien monastère de l’ordre), l’autre de celui de saint Dominique (la famille Enriquez était de sang Guzman, comme saint Dominique). Lorsque l’on ouvre ces portes délicates, on trouve un tas de minuscules petites boîtes destinées à contenir des reliques. Elles ont, semble-t-il, toutes été perdues. Dans les corps supérieurs, nous trouvons deux chefs-reliquaires destinés à conserver les reliques qui nous intéressent ici. L’une d’elle était celle de sainte Régine et l’autre, qui se trouvait en face, celle de sainte Marie Madeleine, même si l’inscription dorée du buste porte le nom de sainte Marie syriaque (« ciriaca »).
Ce nom fait référence à la légende, très étendue dans les milieux cisterciens, qui veut que Marie-Madeleine soit la fille d’un noble descendant de la maison royale de Syrie appelé Syrus et d’une noble dame appelée Eucharie. De là vient le fait qu’on l’appelle « syriaque ».
Le trafic et la possession de reliques étaient l’une des sources de richesses les plus importantes des monastères médiévaux et modernes. La cathédrale de Tolède repose sur la pierre qui servit d’entrée à la maison de la Vierge Marie ; à la Cathédrale de Chartres on vénérait son voile ; tandis que Vézelay et la Sainte Baume se disputaient l’honneur de conserver le sépulcre de Marie de Magdala. L’église de Villamanrique a donc très bien pu, elle aussi, être levée sur une relique de Marie de Magdala, si d’aventure la théorie exposée ici était certaine.
D’ailleurs, à l’appui de ceci, nous ne voulons pas laisser passer le fait que les Zúñiga, ducs de Béjar, furent seigneurs de Miranda del Castañar et des villages de la Sierra de France. C’était une maison traditionnellement dédiée à la protection des exilés occitans qui, en Castille, furent installés par Alphonse X dans cette région. De fait, Miranda del Castañar et les villages de la Sierra de la France, qui présentent aujourd’hui encore une architecture typiquement occitane, ont d’abord été sous la protection directe des descendants d’Alphonse X, et lorsque mourut le dernier seigneur de Miranda de cette lignée, la seigneurie passa aux Zuñiga.
Photographies : Alberto Donaire
[1] Lucena del Puerto à Doñana était, par exemple, l’entrée naturelle de l’importante communauté juive de Lucena (Cordoue).
[2] N.d.T.: Voir à ce sujet l’article de Delta de Maya : « Traces médiévales de Doña Ana ».
[3] Une aranzada normale castillane correspondait à 4472 m2 de terres agricoles, mais dans les répartitions que nous voyons, ce pourrait être beaucoup moins. Selon le type de sol ou de culture, elle pouvait aller de 4472 m2 à environ 2000 m2, selon Manuel Gonzalez Jimenez, spécialiste de la répartition d’Alphonse X.
[4] N.d.T. : Dans le langage courant, un « rabatteur ».
[5] Voir l’article de Delta de Maya : « Le saut à l’Amérique » pour plus d’informations sur cette étape.
[6] Voir Juan Martinez Montañes, éditions Tartessos, Séville, 2008, vol. II, p. 370 et suiv.
(L’association Delta de Maya a été aidée pour la publication de cet article par le soutien financier de l’Association Bislumbres.)